Paniqués, les gens le bousculaient, le heurtaient ; à un moment, quelqu’un le fit tomber. Il dut se relever, s’épousseter, subir les coups, les cris, les hurlements, les imprécations. Les avions revinrent, pilonnant tout sans merci, et il s’aperçut qu’il restait le seul debout ; pendant que les autres se jetaient à terre, lui, il continuait de marcher. Il vit les nuages et les geysers de poussière s’enfler çà et là, en suivant une ligne droite, et vit les vêtements de ceux qui étaient tombés sous la mitraille se soulever et s’animer de brusques soubresauts quand les salves atteignaient leurs cibles.
Lorsqu’il arriva au niveau des premiers hommes de troupe, le jour commençait à poindre. Un soldat lui tira dessus : il se jeta derrière une tente et roula sur lui-même avant de se relever d’un bond et de contourner une autre tente par l’arrière ; là, il faillit entrer en collision avec un autre soldat, qui pointa sur lui sa carabine, mais trop tard. Il écarta l’arme d’un coup de pied. Le soldat tira un couteau ; il le laissa se jeter sur lui et s’empara du couteau avant de précipiter le soldat au sol. Puis il reporta son regard sur l’arme blanche qu’il tenait à la main et secoua une nouvelle fois la tête. Il la jeta loin de lui, regarda le soldat qui gisait au sol en levant sur lui des yeux apeurés, puis haussa les épaules et s’éloigna.
Il y avait toujours des gens qui se ruaient en tous sens, des soldats qui poussaient des cris. Il vit un homme le mettre en joue et chercha vainement du regard un endroit où courir s’abriter. Il leva les mains afin de s’expliquer, dire que ce n’était vraiment pas la peine, mais l’homme lui tira dessus tout de même.
Assez mal, d’ailleurs, songea-t-il, étant donné la courte distance qui les séparait ; sous l’impact, il fut tout de même projeté vers l’arrière et pivota sur lui-même.
Touché dans la partie supérieure de la cage thoracique, non loin de l’épaule. Les poumons étaient intacts, et il se pouvait même qu’il n’eût pas la moindre côte fêlée, songea-t-il encore au moment où la douleur surgit. Puis il s’effondra.
Il resta immobile, couché dans la poussière, avec sous les yeux le visage au regard fixe d’un garde de la cité défunte. En tournoyant sur lui-même avant de tomber, il avait aperçu le module de la Culture, forme claire planant inutilement au-dessus des ruines de son appartement, tout là-haut, dans la citadelle détruite.
Quelqu’un lui décocha un coup de pied destiné à le retourner sur le dos et lui brisa une côte par la même occasion. Il s’efforça de ne pas réagir à cette flèche de douleur et entrouvrit les yeux. Puis il attendit le coup de grâce, mais rien ne vint.
La silhouette d’ombre qui se tenait au-dessus de lui, obscurcie par le contre-jour, passa son chemin.
Il resta allongé un moment, puis se releva. Il n’eut tout d’abord pas trop de mal à marcher, mais à cet instant les avions revinrent et, s’il ne fut pas directement touché, quelque chose explosa au moment où il passait devant un groupe de tentes, lesquelles s’ébranlèrent et se mirent à onduler sous le choc des projectiles ; il se demanda si la douleur perçante qu’il ressentait à la cuisse était due à une écharde ou un éclat de pierre, voire une esquille d’os appartenant à un occupant d’une des tentes.
— Non, marmotta-t-il dans sa barbe tout en traînant la jambe vers la plus grande des brèches du mur extérieur. Non, ce n’est vraiment pas drôle. Pas un morceau d’os. Vraiment pas drôle du tout.
Une nouvelle explosion le souleva de terre et le propulsa dans une tente, puis à travers elle. Il se remit sur pied, les oreilles bourdonnantes. Il regarda autour de lui, releva la tête vers la citadelle dont le point le plus haut commençait à briller sous les premiers vrais rayons de soleil de la journée. Il n’apercevait plus le module. Il se confectionna une béquille avec un piquet de tente arraché ; sa jambe lui faisait mal.
La poussière l’enveloppait de toutes parts, les hurlements des moteurs, des avions et des humains le transperçaient ; l’odeur de brûlé, l’odeur de la poussière de pierre et celle des gaz d’échappement l’asphyxiaient. Ses blessures lui parlaient le langage de la souffrance et de la destruction, et il n’avait pas d’autre choix que de les écouter ; pourtant, il décida de ne plus leur prêter attention. Il fut secoué, roué de coups ; il trébucha, perdit l’équilibre, perdit toutes ses forces, tomba à genoux et crut qu’il avait été à nouveau atteint par des balles, mais à présent il n’était plus sûr de rien.
Pour finir, arrivé près de la brèche il s’écroula et se dit qu’il allait rester quelque temps étendu là. La lumière était plus franche, il se sentait las. Les écharpes de poussière dérivaient tels des suaires aux teintes claires. Il leva les yeux vers le ciel bleu pâle et le trouva beau malgré toute cette poussière ; écoutant les tanks avancer en écrasant sous leur poids les pierres tombées qui recouvraient la pente, il se dit que, comme tous les tanks dans toutes les contrées de l’univers, on entendait davantage les grincements de leur carrosserie que le rugissement de leur moteur.
— Messieurs, (murmura-t-il à l’adresse du ciel bleu furieux), il me revient en tête une phrase que m’a dite un jour la très pieuse Sma à propos de l’héroïsme ; cela disait à peu près : « Zakalwe, dans toutes les sociétés humaines que nous avons passées en revue, quels que soient l’époque et le contexte, on trouve le plus souvent (pour ne pas dire toujours) surabondance de jeunes mâles impatients prêts à tuer et à mourir afin de préserver la sécurité, le confort et les préjugés de leurs aînés ; ce que tu appelles “héroïsme” n’est qu’une illustration de cette constatation ; il n’y a jamais pénurie d’imbéciles. » (Un soupir.) Enfin, elle n’a pas dû dire « quels que soient l’époque et le contexte », parce que la Culture adore qu’il y ait des exceptions à tout… Cependant, voilà en substance ce qu’elle m’a déclaré… Il me semble…
Il roula sur le ventre, délaissant ce ciel d’un bleu douloureux, et ses yeux se rivèrent à la poussière floue du sol.
Finalement, à contrecœur, il roula péniblement sur le dos, se souleva à demi, puis se mit à genoux ; là, il s’arrima au piquet de tente qui lui servait de béquille, y pesa de tout son poids et se remit debout sans tenir compte des douleurs diverses dont il était perclus. Ensuite il se dirigea en titubant vers le tas de ruines qu’étaient à présent les murailles, et réussit par miracle, à la force des bras et sans regarder aux éraflures, à se traîner jusqu’au sommet, où le mur demeurait intact, large et lisse sur une certaine distance, telle une avenue montant vers le ciel, et où gisaient dans une mare de sang les cadavres d’une dizaine de soldats ; tout autour d’eux, les remparts étaient balafrés par les impacts de balles et recouverts d’une couche de poussière grise.
Il se dirigea vers eux d’un pas mal assuré, comme s’il avait hâte d’être du nombre. Puis il scruta le ciel à la recherche du module.
Il leur fallut un moment avant de repérer le signe en forme de Z qu’il composa en agençant les corps au faîte des murailles, mais dans ce langage Z était une lettre compliquée à tracer, et il n’arrêtait pas de se tromper.
Tous les feux étaient éteints à bord du Staberinde. La forme compacte du vaisseau se profilait, indistincte, sur la grisaille insistante de la fausse aurore, cône écrasé où l’on ne pouvait que deviner les boucles et lignes concentriques que dessinaient les ponts et les dispositifs offensifs. Les brumes qui s’élevaient du marais entre l’homme et la ziggourat formée par le navire créaient l’illusion que ce dernier n’était absolument pas relié à la terre, mais au contraire qu’il flottait au-dessus d’elle, suspendu là comme un nuage sombre et menaçant.
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