Iain M. Banks
L’homme des jeux
Pour Jim
Iain Menzies Banks, né en Écosse et en 1954, sans hésitation ni murmure l’un des plus talentueux écrivains britanniques de sa génération, a au moins une coquetterie. Lorsqu’il écrit un roman de littérature générale comme Le Seigneur des guêpes [1] Éd. Presses-Pocket, 1989.
( A Wasp Factory , 1984) ou Entrefer [2] Éd. Denoël, 1988.
( The Bridge , 1986), il signe Iain Banks. Lorsqu’il s’adonne à la Science-Fiction, il devient Iain M. Banks. C’est le pseudonyme à la fois le plus concis et le plus transparent que j’aie jamais rencontré.
À dire vrai, la littérature de Iain (M.) Banks n’est jamais générale. Elle est beaucoup trop singulière pour cela. C’est un homme qui n’a pas un sens bien arrêté de la « normalité ». Il cultive aisément la pointe de pessimisme méchant, voire de perversité, qui caractérise la littérature britannique contre l’optimisme naïf et bon enfant des Américains et la distinction arrogante cultivée par les Continentaux. Il la pousse même du côté du surréalisme et parfois du délire, et lorsqu’il opère un rétablissement du côté de la raison, il se retrouve sans effort, dans un mouvement coulé, sur le trapèze volant de la Science-Fiction.
Sa création la plus remarquable à ce jour dans cet espace demeure la Culture. Il l’explore dans quatre textes au moins. Une forme de guerre [3] Éd. Laffont, 1993.
( Consider Phlebas , 1987), L’Homme des jeux [4] Éd. Laffont, 1993.
( The Player of Games , 1988), une longue nouvelle, L’Essence de l’art ( The State of the Art , 1989), et L’Usage des armes [5] Éd. Laffont, 1992.
( Use of Weapons , 1990). Il explicite par ailleurs le concept de la Culture dans un essai, Quelques notes sur la Culture (1994), qui présente cette caractéristique éminemment moderne de n’avoir été un certain temps disponible que sur Internet. Au moment où vous lirez ces pages, il devrait avoir été traduit et publié dans le premier numéro d’une toute nouvelle revue, Galaxies.
La Culture est une vaste société galactique, multiforme, pacifiste, décentralisée, anarchiste, tolérante, éthique, agnostique et cynique, peut-être ultimement conformiste, s’en doutant et s’en défendant. La Culture est si soucieuse d’assurer l’égalité des droits en fonction des sexes, des âges, des races, des origines, des capacités en général et même des conditions de fabrication, qu’elle a pratiquement oublié que des discriminations pouvaient se fonder sur des critères aussi anodins et qu’elle le redécouvre toujours douloureusement à l’occasion de nouveaux contacts. Banks tient à préciser en tête de l’essai déjà cité que la Culture n’existe pas ou plutôt qu’elle n’existe que dans son esprit et dans ceux des lecteurs de ses livres. Mais bien entendu, nous ne le croyons pas. Banks affirme cela uniquement afin de couvrir ses sources et probablement de cacher le fait qu’il est lui-même un agent de la Culture, plus précisément de cette branche du service Contact, qui porte le nom redouté et par certains mal considéré de Circonstances Spéciales. Vous comprendrez plus avant dans ce livre et dans les suivants ce que signifient exactement ces termes de Contact et de Circonstances Spéciales et pourquoi Iain M. Banks éprouve le besoin de s’entourer de telles précautions.
La Culture existe. En fait, elle existe depuis bien plus longtemps que les civilisations terrestres comme en font foi les quelques chronologies que Banks a laissées traîner ici et là dans son œuvre, chronologies soigneusement truquées à des fins de sécurité mais qui laissent néanmoins entrevoir les grandes lignes d’une autre Histoire, d’une histoire à l’envergure galactique, où la Terre n’occupe que la position d’une note marginale dans une annexe. La Culture n’est pas notre avenir. Elle a probablement tripoté discrètement notre passé et il lui arrive sans doute d’intervenir dans notre présent, mais elle ne s’intéresse pas beaucoup à nous. Pas assez importants. Elle attend tranquillement que nous la rejoignions, ce qui peut prendre encore un certain temps.
La Culture est une société aux contours assez flous, s’étendant sur des milliers d’années-lumière, qui occupe éventuellement des planètes mais qui préfère en général habiter de gigantesques complexes spatiaux du type Véhicule Système Général (VSG), qui répondent à des noms aussi fleuris que Culte du Cargo ou Jamais tout à fait satisfaite , ou encore Jeune Voyou. À bord, la vie est une perpétuelle croisière interstellaire de luxe. Les noms des vaisseaux évoquent plus ou moins bien les tempéraments des Intelligences Artificielles (IA) qui les animent et les conduisent car la Culture est probablement dirigée en sous-main par les IA. Mais les humains, ou quasi humains, et autres peuples biologiques qui en participent, avec leur suffisance caractéristique, aussi innée qu’infondée, n’en ont cure. Ils considèrent qu’ils abandonnent aux IA les tâches subalternes et ennuyeuses de la gestion d’une société de quelques centaines de trilliards d’individus, IA incluses, et qu’ils sont eux le véritable sel du cosmos, faits pour s’amuser et créer. Ils tirent même une sorte de vanité du douteux privilège de leur mortalité. Bien entendu, toutes les tentatives faites par les IA pour les détromper ont glissé sur leurs entendements comme l’eau sur les plumes du canard proverbial. C’est sans doute aux qualités d’organisatrices des IA (qui ne consacrent à l’entretien de la Culture qu’une fraction minuscule de leur attention autrement dévolue à des tâches plus passionnantes de création et d’observation) que la Culture doit sa prospérité, sa stabilité, et son extraordinaire plasticité qui lui permet d’absorber, la plupart du temps en douceur, les cultures qu’elle rencontre dans son expansion à travers l’espace.
En douceur. La plupart du temps. C’est la tâche de Contact d’assurer, comme son nom l’indique, ces contacts discrètement et en douceur, de décider si l’existence de la Culture peut être révélée aux indigènes et si leurs civilisations sont mûres pour la rejoindre, c’est-à-dire être absorbées, digérées par elle. Lorsque les choses ne se passent pas en douceur et que les conditions locales sont particulièrement tordues, Contact fait intervenir Circonstances Spéciales qui est justement spécialisé dans les coups tordus. Circonstances Spéciales embauche généralement comme mercenaires des ressortissants des cultures locales problématiques parce que les citoyens de la Culture ont des préjugés éthiques et n’aiment pas trop se salir les mains. Outre une excellente formation et quelques gadgets, Circonstances Spéciales leur assure une vie très allongée, des améliorations physiologiques appréciables, la garantie, sous réserve de conditions favorables, d’une récupération en cas de pépin, voire d’une reconstruction presque intégrale du corps, sans parler d’une solde très confortable dont le montant paraît toujours risible à la Culture qui a abandonné depuis longtemps toute notion de monnaie. En échange évidemment de quelques risques et d’une nécessaire discrétion. N’importe qui peut être contacté. Vous par exemple. Mais il est en général préférable d’avoir une bonne expérience du combat sous toutes ses formes, d’être polyglotte et de ne pas se sentir contraint par des scrupules.
Iain M. Banks a choisi de raconter presque exclusivement des épisodes particulièrement croustillants des opérations de la Culture. Soit parce que la description de la vie dans une utopie devient rapidement ennuyeuse, soit parce que la nature de ses fonctions fait qu’il n’est vraiment bien renseigné que sur cet aspect de la vie de la Culture, qui demeure, il faut y insister, tout à fait mineur. Si vous avez fréquenté de vieux soldats recuits sur le terrain, transférés sur le tard dans des services d’histoire et d’archives, vous voyez ce que je veux dire : ils sont tout à fait incapables de vous indiquer les meilleures terrasses de Paris en avril, mais ils peuvent vous ressasser sans fin tous les détails de l’opération Manteau-Vert dans les Dardanelles en 1915.
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