Il faut que je m’en débarrasse, décida-t-il brusquement. Que je laisse le sortilège s’évanouir de lui-même.
Quelque chose se détendit en lui, comme un membre fantôme qui se décrispe, une hallucination de l’esprit. Le sortilège, équivalent cérébral d’un infime sous-programme primaire tournant en boucle, cessa purement et simplement d’être proféré.
Gurgeh demeura quelques instants encore sur la terrasse surplombant le lac, puis retourna se joindre à la fête.
« Jernau Gurgeh ! Je vous croyais enfui. »
Il se retourna et se retrouva face à face avec un drone de petite taille qui vint à sa rencontre comme il réintégrait la salle richement meublée. Les invités bavardaient debout ou se rassemblaient par petits groupes autour des tables de jeu, sous la bannière grandiose de tapisseries sans âge. Il y avait aussi des dizaines de drones ; quelques-uns jouaient, d’autres se contentaient de regarder tandis que certains s’entretenaient avec les humains, parfois disposés en un réseau signifiant qu’ils communiquaient via transcepteur. Mawhrin-Skel, le drone qui venait de lui adresser la parole, était de loin la plus petite des machines présentes ; il aurait facilement tenu au creux de deux mains jointes. Dans la bande du bleu formel, son champ-aura se nuançait à l’occasion de gris et de brun. On aurait dit un modèle réduit de vaisseau spatial, désuet et compliqué à l’extrême.
Gurgeh jeta un regard courroucé à la machine qui fendait la foule à sa suite en direction de la table de Quatre-Couleurs.
« Je me disais que ce gamin vous avait peut-être effrayé » fit le drone au moment où Gurgeh arrivait devant la table du jeune homme et prenait place dans le fauteuil de bois surchargé d’ornements que venait d’abandonner précipitamment son prédécesseur vaincu.
Le drone avait parlé assez fort pour que le « gamin » en question – un échevelé d’une trentaine d’années environ – l’entende. Une expression peinée se peignit sur ses traits.
Gurgeh sentit la tension monter autour de lui. Les champs-aura de Mawhrin-Skel se colorèrent de rouge et de brun mêlés ; plaisir amusé et déplaisir à la fois : signal contradictoire proche de l’insulte directe.
« Ne faites pas attention à cette machine, dit Gurgeh au jeune homme, qui le salua d’un signe de tête. Elle adore irriter le monde. (Il rapprocha son fauteuil de la table et rajusta sa vieille veste, dont la coupe était trop large et les manches trop flottantes pour le goût du jour.) Je suis Jernau Gurgeh. Et vous ?
« Stemli Fors, répondit le jeune homme en s’étranglant à moitié.
« Enchanté. Bon, quelle couleur choisissez-vous ?
« Euh… Le vert.
« Parfait (Gurgeh se carra dans son fauteuil, marqua une pause puis indiqua l’échiquier.) Eh bien, après vous. »
Le jeune Stemli Fors joua son premier coup. Gurgeh s’avança sur son siège pour jouer à son tour, et le drone Mawhrin-Skel s’installa sur son épaule en émettant un bourdonnement modulé. Gurgeh tapota du bout du doigt l’enveloppe métallique de l’engin, qui recula quelque peu puis s’immobilisa dans les airs. Jusqu’à la fin de la partie, il ne cessa d’imiter le petit bruit sec des pyramides pivotant sur la pointe lorsqu’elles se faisaient renverser. Gurgeh remercia le jeune joueur et se remit sur pied.
Il l’avait battu sans la moindre difficulté. Il en avait même rajouté, en fin de partie, profitant de la déroute de Fors pour composer en finale un motif esthétique : il avait fait glisser un pion en rond sur quatre diagonales ; alors les pyramides pivotantes s’étaient abattues les unes après les autres dans un crépitement de mitrailleuse, traçant un carré couvrant tout l’échiquier ; une forme rouge, comme une blessure. Plusieurs personnes applaudirent ; d’autres laissèrent échapper un murmure flatteur.
« Facile ! lança Mawhrin-Skel suffisamment fort pour que tout le monde l’entende. Ce gosse n’était pas de votre force. Vous perdez la main. »
Le champ de la machine vira au rouge vif ; elle prit brusquement son envol, surgit au-dessus des têtes et disparut au loin.
Gurgeh secoua la tête, puis s’éloigna à grands pas.
Le petit drone l’irritait et l’amusait en proportions quasi égales. Il était impoli, insultant et souvent exaspérant, mais cela changeait de l’insupportable politesse générale ; c’était rafraîchissant à l’heure qu’il était, la machine était certainement en train d’embêter quelqu’un d’autre. Fendant la foule des invités, Gurgeh salua quelques personnes sans s’arrêter. Il aperçut le drone Chamlis Amalk-ney qui, près d’une longue table basse, s’entretenait avec un des professeurs les plus supportables, une femme, et se dirigea vers eux en s’emparant au passage d’un verre disposé sur un plateau flottant.
« Ah ! Mon ami…, fit Chamlis Amalk-ney. (Un mètre et demi de haut sur plus de cinquante centimètres en largeur et en profondeur, la coque nue ternie par le passage des millénaires, le vieux drone orienta vers Gurgeh sa bande sensitive.) Le professeur et moi-même étions Justement en train de parler de vous. »
L’expression sévère du professeur Boruélal s’évanouit, cédant la place à un sourire ironique.
« Alors, Jernau Gurgeh, on a encore gagné ?
« Cela se voit donc ? répondit-il en portant son verre à ses lèvres.
« J’ai appris à reconnaître les signes, déclara le professeur. (Elle avait deux fois l’âge de Gurgeh – son deuxième siècle était donc bien entamé –, mais elle était encore grande, belle et très originale. Elle avait la peau pâle ; ses cheveux étaient blancs, ainsi qu’ils l’avaient toujours été, et coupés très court.) Vous avez encore humilié un de mes étudiants ? »
Pour toute réponse, Gurgeh haussa les épaules. Puis il vida son verre et chercha des yeux un plateau où le poser.
« Tu permets ? » murmura Chamlis Amalk-ney en lui ôtant délicatement son verre pour le placer sur un plateau qui passait à trois bons mètres de là.
Son champ teinté de jaune en ramena un verre empli du même vin goûteux. Gurgeh l’accepta.
Boruélal portait un ensemble sombre en tissu soyeux égayé à la gorge et aux genoux par des chaînettes d’argent finement ouvrées. Elle allait pieds nus ; de l’avis de Gurgeh, une paire de bottes à hauts talons, par exemple, aurait davantage mis en valeur sa tenue. Mais ce n’était là qu’une excentricité tout à fait mineure à côté de certains membres de la faculté. Gurgeh sourit en baissant les yeux sur les orteils de Boruélal, fauves sur le bois blond du parquet.
« Vous êtes tellement destructeur, Gurgeh, reprit Boruélal. Pourquoi ne pas nous aider, plutôt ? Pourquoi ne pas intégrer le corps enseignant, au lieu de rester le conférencier itinérant que vous êtes ?
« Je vous l’ai déjà dit, professeur ; je suis trop occupé. J’ai bien trop de parties à jouer, d’articles à écrire et de réponses à rédiger, sans parler de mes tournées de conférences… Qui plus est, je m’ennuierais. Je m’ennuie facilement, vous savez, ajouta Gurgeh en détournant les yeux.
« Jernau Gurgeh ferait un bien piètre professeur, admit Chamlis Amalk-ney. L’étudiant qui ne saisirait pas instantanément sa démonstration, quel qu’en soit le degré de complexité, verrait sur-le-champ Gurgeh perdre patience ; selon toute probabilité, il recevrait sur la tête le contenu de son verre… dans le meilleur des cas.
« C’est bien ce que j’avais cru comprendre, admit Boruélal en hochant la tête d’un air grave.
« C’était il y a un an, intervint Gurgeh en fronçant les sourcils. Et Yay l’avait mérité, ajouta-t-il avec un regard fâché pour le drone.
« Quoi qu’il en soit, reprit Boruélal en jetant un coup d’œil à Chamlis, nous vous avons peut-être trouvé un adversaire digne de vous, Jernau Gurgeh. Il s’agit de… »
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