— Ton histoire a-t-elle une fin ? s’enquit l’autre en levant la main.
— Non, fit Ky avec suffisance. Effectivement, elle n’en a pas. Mais c’est justement là où je voulais en venir.
L’autre secoua la tête, se leva et quitta le Salon de l’Équipage.
— Mais ce n’est pas parce qu’une chose n’a pas de fin, cria-t-il une fois dehors, qu’elle n’a pas de…
Une fois dans le couloir, l’homme referma la porte de l’ascenseur ; Ky se pencha en avant dans son siège et vit le témoin s’élever un niveau situé au milieu du vaisseau.
— … de conclusion, termina-t-il à voix basse.
Le jour où il fut à deux doigts de se tuer, il y avait presque une demi-année qu’on l’avait réveillé.
Installé dans l’ascenseur, il regardait tourner lentement sur elle-même la torche qu’il avait lâchée au centre de la cabine. Il l’avait laissée allumée et avait éteint toutes les autres lumières. Pour l’heure, il suivait du regard sa lente révolution le long des parois de la cabine, aussi lente qu’une aiguille d’horloge.
Il se rappela les projecteurs mobiles du Staberinde et se demanda à quelle distance il s’en trouvait actuellement. Une distance telle que même le soleil devait avoir la faible intensité d’un projecteur lumineux vu de l’espace.
Pourquoi cette pensée lui donna-t-elle envie d’ôter son casque, mystère. Il se rendit brusquement compte de ce qu’il était en train de faire.
Il suspendit son geste. Pour ouvrir sa combinaison dans le vide absolu, il fallait mettre en œuvre une procédure complexe. Il en connaissait toutes les étapes, mais cela prendrait du temps. Il contempla la tache de lumière blanche que la torche projetait sur la paroi de la cabine, non loin de sa tête. Elle se rapprochait progressivement de lui à mesure que la torche tournait. Il décida de préparer sa combinaison pour l’enlèvement du casque ; si le faisceau de la torche venait frapper son œil avant – non, pas seulement l’œil, mettons le visage, ou mieux : n’importe quelle partie de la tête – alors il s’arrêterait et rebrousserait chemin comme si de rien n’était. Mais si le rond lumineux ne venait pas éclairer son visage à temps, il ôterait son casque et mourrait instantanément.
Il se paya le luxe de laisser ses souvenirs affluer tandis que ses mains entamaient sans hâte l’enchaînement de gestes qui aboutirait, sauf interruption inopinée, au résultat escompté : la pression de l’air lui arracherait brutalement le casque des épaules.
Staberinde, grand vaisseau de métal serti dans la pierre (mais aussi navire de pierre, édifice immobilisé dans l’eau), et deux sœurs. Darckense ; Livuéta (et naturellement, il s’était parfaitement rendu compte, sur le moment, qu’il utilisait leurs noms, ou quelque chose d’approchant, pour composer celui sous lequel il se cachait à présent). Et Zakalwe, et Éléthiomel. Éléthiomel le terrible, Éléthiomel le Chaisier…
La combinaison émit une série de bips destinés à lui signaler qu’il était en train de faire quelque chose de très dangereux. La tache de lumière était à quelques centimètres de sa tête.
Zakalwe ; il s’efforça de se demander ce que ce nom signifiait pour lui. Et pour les autres, tous les autres… Que signifiait-il ? Il aurait fallu le leur demander, à tous, là-bas, chez lui : qu’est-ce que ce nom signifie pour vous ? La guerre, peut-être, en ce qui concernait les conséquences immédiates ; une grande famille, si l’on avait la mémoire suffisamment longue ; une espèce de tragédie. Si l’on connaissait l’histoire.
Il revit la chaise. Petite et blanche. Il ferma les yeux et sentit un goût âcre dans sa gorge.
Il rouvrit les paupières. Il restait trois fermoirs à défaire ; ensuite, une brève torsion, et là… Il chercha des yeux le rond de lumière. Il se trouvait à présent si près du casque, donc si près de sa tête, qu’il ne le vit même pas. La torche suspendue au centre de la cabine d’ascenseur était pointée presque tout droit sur lui, et sa lentille brillait vivement. Il défit l’un des trois derniers fermoirs de la combinaison. Il y eut un faible chuintement, à peine perceptible.
La mort, songea-t-il en revoyant le visage blême de la fille. Encore un fermoir. Le chuintement ne se fit pas plus sonore.
Il crut percevoir un certain éclat lumineux d’un côté de son casque, à l’endroit que le faisceau de la torche devait à présent illuminer.
Vaisseau de métal, vaisseau de pierre, et cette chaise qui n’était pas comme les autres. Il sentit ses yeux se mouiller de larmes et porta une main – celle qui n’était pas occupée à défaire le troisième fermoir – à sa poitrine, là où, sous les multiples couches synthétiques de la combinaison, sous le vêtement qu’il portait entre celle-ci et sa peau, se trouvait une petite marque toute plissée, juste au-dessus du cœur, une cicatrice vieille de plus de vingt ans, ou alors de soixante-dix ans, selon la manière dont on décomptait le temps.
La torche pivota et, juste au moment où l’ultime fermoir s’ouvrait, au moment où le rond lumineux commençait à s’éloigner du bord interne de la combinaison et à éclairer son visage, l’ampoule clignota, puis s’éteignit.
Il resta là à regarder droit devant lui. L’obscurité était presque totale. On distinguait une vague luminosité émanant de l’extérieur de la cabine, un rougeoiement des plus faibles émis par tous les quasi-morts et leur silencieux équipement de surveillance.
Éteinte. La torche s’était éteinte ; batterie à plat, faux contact… quelle importance ? Elle s’était éteinte. Elle n’avait pas éclairé son visage. La combinaison émit un nouveau signal d’alarme, qui rendit un son plaintif en accompagnement du chuintement régulier de l’air qui fuyait.
Il baissa les yeux, et regarda sa main posée sur sa poitrine.
Puis il les releva vers l’endroit où devait se trouver la torche, invisible au centre de la cabine, laquelle était au centre du vaisseau, lequel se trouvait au milieu de son voyage.
Comment faire pour mourir, maintenant ? se dit-il.
Finalement, au bout d’un an, il retrouva le sommeil de glace. Érens et Ky, que leurs préférences sexuelles séparaient irrémédiablement alors que, par ailleurs, ils formaient un couple plutôt bien assorti, étaient toujours en train de se disputer quand il s’en alla.
Il finit par échouer au beau milieu d’une autre guerre du genre techno sous-développée ; il apprit à piloter (il savait maintenant que les aéronefs l’emporteraient toujours sur les cuirassés) et survola, emporté par les vortex givrés de l’air, de vastes îles blanches qui étaient en réalité des icebergs tabulaires en perpétuelle collision.
Ainsi disposée, sa robe oubliée par terre évoquait la mue toute récente de quelque reptile exotique. Il s’était préparé à l’enfiler, puis il avait changé d’avis. Il mettrait les vêtements qu’il portait le jour de son arrivée.
Il se trouvait dans la salle de bains, pleine de vapeur et d’odeurs ; la main qui tenait le rasoir s’immobilisait puis s’approchait à nouveau de sa tête, lentement, précautionneusement, comme pour passer au ralenti un peigne dans sa chevelure. Le rasoir raclait la mousse dont était enduite sa peau, et trouvait sur son passage les rares cheveux ras qui demeuraient. Il fit glisser l’instrument au-dessus de chaque oreille, puis s’empara d’une serviette, essuya la peau luisante de son crâne et inspecta le paysage – digne d’un corps de nourrisson – qu’il venait de mettre au jour. Sa longue chevelure sombre gisait déployée sur le sol, tel un plumage éparpillé dans un duel.
Il contempla par la fenêtre les champs de manœuvre de la citadelle, où brasillaient encore quelques feux de camp. Au-dessus des montagnes, le ciel commençait à peine à devenir lumière.
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