Au beau milieu de l’ Amis absents courait une cage d’ascenseur allant de l’unité moteurs à l’unité habitation. Arrivé au centre exact du vaisseau, il appelait la cabine, lorsqu’elle ne l’attendait pas déjà là depuis sa dernière visite.
Il entrait alors en flottant dans le cylindre ramassé, éclairé en jaune. Il prenait un stylo, ou une petite lampe électrique, plaçait l’objet au centre de la cabine et restait là à flotter sur place en l’observant pour s’assurer qu’il l’avait bien positionné au centre exact de la masse du vaisseau emporté par sa lente révolution. Dans ce cas, le stylo ou la lampe devaient rester où il les avait lâchés. Il finit par exceller à ce petit jeu ; il pouvait passer des heures assis en cet endroit, laissant les lumières de la combinaison et de l’ascenseur allumées (s’il lâchait un stylo) ou éteintes (si c’était une torche), à regarder et attendre que sa dextérité surpasse sa patience, à attendre – aurait-il pu s’avouer, en d’autres termes – qu’un aspect de son obsession prenne le pas sur l’autre.
Si le stylo ou la lampe bougeaient et finissaient par entrer en contact avec les parois, le plancher ou le plafond de la cabine d’ascenseur, ou bien s’ils passaient par la porte ouverte, alors il devait pour rentrer se laisser flotter (vers le bas) et retourner en se propulsant avec les bras, puis en marchant normalement, par où il était venu. Si l’objet demeurait immobile au centre de la cabine, il avait le droit de prendre l’ascenseur pour regagner l’unité d’habitation.
— Alors, Darac, dit Érens en allumant sa pipe. Qu’est-ce qui t’a poussé à t’embarquer pour ce voyage sans retour, hein ?
— Je ne veux pas en parler.
Il alluma la ventilation pour dissiper la fumée de drogue que répandait Érens. Ils se trouvaient dans le carrousel panoramique, unique endroit du vaisseau où l’on pût avoir une vue directe sur les étoiles. Il y montait de temps en temps, ouvrait les volets, et regardait les étoiles tournoyer lentement au-dessus de sa tête. Il lui arrivait aussi d’y lire de la poésie.
Érens continuait à venir seul passer un moment dans le carrousel, mais Ky y avait renoncé ; Érens pensait qu’il attrapait le mal du pays au spectacle du néant silencieux qui s’étendait au-dehors, et de ces taches solitaires que formaient les autres soleils.
— Pourquoi ? interrogea Érens.
Il secoua la tête et se rassit sur le sofa en plongeant son regard dans les ténèbres extérieures.
— Ce ne sont pas tes affaires.
— Je te dirai pourquoi je suis là si tu me dis pourquoi tu t’es embarqué, sourit Érens en teintant ses propos de conspiration enfantine.
— Fiche-moi la paix, Érens.
— Mon histoire est très intéressante ; tu serais fasciné.
— Je n’en doute pas, soupira-t-il.
— Mais toi d’abord, sinon je ne dirai rien. Et tu ne sais pas ce que tu rates, je t’assure.
— Eh bien, il me faudra désormais vivre avec cette lacune, voilà tout.
Il baissa les lumières du carrousel jusqu’à ce que l’objet le mieux éclairé soit le visage d’Érens, où rougeoyait le reflet des braises chaque fois qu’il tirait sur sa pipe. Érens lui offrit de la drogue, qu’il déclina en secouant la tête.
— Toi, il faut que tu te détendes un peu, l’ami, lui dit son compagnon de voyage en s’affalant dans l’autre siège. Que tu t’envoies un peu en l’air ; que tu partages tes problèmes.
— Quels problèmes ?
Il vit son compagnon secouer la tête dans la pénombre.
— Il n’y a pas un individu à bord qui n’ait des problèmes. Personne qui ne fuie devant ceci ou cela.
— Ah bon ! C’est au psychiatre de bord que je parle, maintenant ?
— Écoute, arrête un peu ; personne n’en reviendra jamais, d’accord ? Pas un d’entre nous ne rentrera chez lui un jour. De toute façon, la moitié des gens que nous avons connus sont déjà morts à l’heure qu’il est, et les autres le seront d’ici que nous soyons parvenus au terme de notre voyage. Alors, s’il nous est interdit de revoir ceux que nous connaissions, et même l’endroit d’où nous venons, il faut avoir fait quelque chose de sacrément important, quelque chose qui sente sacrément mauvais, quelque chose de sacrément immoral pour partir comme ça. Nous fuyons tous forcément quelque chose, que le forfait ait été commis par nous ou que nous en ayons été la victime.
— Il y a peut-être des gens qui aiment voyager, tout simplement.
— Ne dis pas de bêtises ; personne n’aime voyager à ce point-là.
— Qu’importe, répondit-il en haussant les épaules.
— Oh, Darac, écoute… Mais défends tes positions, bon sang !
— Je ne crois pas à la discussion, répliqua-t-il en contemplant les ténèbres (où il vit se dresser un vaisseau, un vaisseau capital encerclé par ses couches et niveaux successifs d’armements et de blindages, un vaisseau qui se profilait, sombre, sur fond de crépuscule, mais qui n’était pas mort).
— Ah bon ? fit Érens, sincèrement surpris. Merde, moi qui me croyais cynique !
— Ce n’est pas du cynisme de ma part, répliqua-t-il d’un ton neutre. Je pense simplement que si l’on accorde une importance démesurée à la discussion, c’est tout simplement parce qu’on aime s’entendre parler.
— Eh bien, je te remercie.
— Je suppose que c’est rassurant. (Il regarda les étoiles tournoyer tels des obus ridiculement lents, vus de nuit : un mouvement ascendant qui atteignait son apogée, puis retombait… Et cela lui rappela que les étoiles aussi exploseraient peut-être un jour.) La plupart des gens ne sont nullement disposés à changer d’avis, reprit-il. Et à mon sens ils savent, au tréfonds d’eux-mêmes, que les autres sont exactement comme eux ; et si les gens se mettent en colère quand ils discutent, c’est peut-être parce qu’ils s’en rendent compte tout en débitant leurs prétextes.
— Leurs prétextes, hein ? Ma foi, si ça ce n’est pas du cynisme, alors je me demande bien ce que c’est, fit Érens avec un reniflement de mépris.
— Parfaitement, leurs prétextes, répondit-il avec dans la voix une nuance qu’Érens crut pouvoir identifier comme étant de l’amertume. J’ai bien l’impression que les choses auxquelles les gens croient sont tout simplement celles qu’ils pressentent être justes ; les prétextes, les justifications, les arguments sujets à discussion… tout cela vient plus tard. C’est la partie la moins importante de notre conviction. C’est pour cela qu’on peut réduire à néant ces prétextes, avoir le dernier mot, prouver que l’autre a tort, et continuer à leur accorder la même valeur. (Il regarda Érens.) On s’est trompé de cible.
— Et que faut-il faire à votre avis, professeur, pour ne pas se laisser aller à… discuter futilement ?
— Accepter le désaccord. Ou bien se battre.
— Se battre ?
— Que reste-t-il d’autre ? répondit-il avec un haussement d’épaules.
— La négociation ?
— La négociation est un moyen de parvenir à une conclusion ; ce dont je suis en train de parler, c’est de la forme que prend cette conclusion.
— C’est-à-dire, en gros, accepter le désaccord ou se battre ?
— Si les choses en arrivent là, oui.
Érens resta quelques instants silencieux. Il tira sur sa pipe jusqu’à ce que son rougeoiement s’atténue, puis reprit :
— Tu as été militaire, non ?
L’autre regarda les étoiles sans répondre. Au bout d’un long moment, il tourna la tête vers son compagnon.
— Tu ne crois pas que la guerre nous a tous donné une formation militaire ?
— Hmm, répondit Érens.
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