Le général en question envoya un message radio au Haut Commandement de la Cour. Ordre d’avancer sur la ville fut donné le lendemain.
Zakalwe regarda les prêtres quitter la gare de chemin de fer située sous la citadelle ; ils avaient l’air morts d’inquiétude. Au dernier moment, il avait encore dû les dissuader de lancer l’assaut par décapitation. Laissez-moi essayer d’abord ça, leur avait-il demandé.
Ils ne pouvaient pas se comprendre.
Les prêtres voyaient le territoire qu’ils avaient perdu, le peu de terres qu’il leur restait, et se disaient que tout était fini pour eux. Lui, il voyait ses divisions relativement peu touchées, ses unités encore fraîches, ses escouades d’élite toutes positionnées exactement au bon endroit, et leurs couteaux tirés perçant la peau d’un adversaire au corps trop étiré, trop épuisé, en attendant le moment de se retourner dans la plaie… Et il se disait que c’était la fin de l’Empire.
Le train s’ébranla et, incapable de résister, il leur fit joyeusement de grands signes d’adieu. Les grands prêtres seraient bien mieux dans un de leurs grands monastères bâtis dans une chaîne de montagnes un peu plus éloignée. Zakalwe remonta en courant jusqu’à la salle des cartes pour voir comment les choses évoluaient.
Il attendit que deux divisions aient franchi le défilé, puis ordonna aux unités qui l’avaient tenu jusque-là – et qui s’étaient pour la plupart repliées dans les forêts voisines au lieu de redescendre le long du versant – de le reprendre. La cité et la citadelle essuyèrent des attaques aériennes, mais de faible puissance ; les avions de combat de l’Hégémonarchie abattirent la plupart des bombardiers ennemis. La contre-attaque put enfin commencer. Zakalwe envoya d’abord les troupes d’élite, puis les autres. L’aviation continua à concentrer ses forces sur les voies de ravitaillement pendant les deux premiers jours, puis monta au front. L’Armée impériale vacilla, ses premières lignes se défirent ; elle parut hésiter, comme la frange d’écume d’une vague pas tout à fait assez forte pour passer par-dessus l’écueil que formait devant elle la chaîne des montagnes, excepté en un endroit (mais ce filet d’eau-là s’asséchait rapidement tout en se forçant tout de même un passage vers la ville, sortant du défilé afin de combattre à travers forêts et champs pour l’objet chatoyant de leurs convoitises, cette ville dont ils espéraient la victoire…), et pour finir, le front recula. Les hommes étaient trop exténués, l’approvisionnement en munitions et en carburant trop irrégulier.
Les défilés retombèrent aux mains de l’Hégémonarchie et, lentement, ses hommes redescendirent de l’autre côté ; les soldats de l’Empire avaient ainsi l’impression de toujours tirer vers le haut, et se disaient que, si la percée avait été pénible, la retraite, elle, n’était que trop facile.
Vallée après vallée, cette retraite se transforma en déroute. Zakalwe insista pour ne pas suspendre la contre-attaque pour autant ; les prêtres lui firent savoir par câble que des troupes supplémentaires devaient être déployées afin de stopper l’avancée des deux divisions impériales sur la capitale. Il n’en tint aucun compte. Elles avaient été tellement décimées qu’on aurait eu peine à en recomposer une entière avec les soldats qui restaient, et leurs pertes étaient continuelles. Il se pouvait en effet qu’elles arrivent jusqu’en ville, mais après cela elles n’auraient plus d’endroit où aller. Il ne lui serait pas désagréable, songea-t-il, de recevoir en personne leur reddition.
La pluie se mit à tomber sur l’autre versant de la montagne ; les forces impériales en déroute durent se frayer un chemin à travers les forêts détrempées, et leur aviation restait le plus souvent clouée au sol par le mauvais temps tandis que les avions de l’Hégémonarchie les pilonnaient en toute impunité.
Les habitants des alentours vinrent se réfugier en ville ; le tonnerre des duels d’artillerie retentissait tout autour. Les rescapés des deux divisions qui avaient réussi à franchir les montagnes continuaient d’avancer désespérément vers leur but, sans cesser de se battre. Très loin, dans les plaines au-delà de la chaîne, le reste de l’Armée impériale battait en retraite le plus rapidement possible. Dans l’impossibilité de se replier à travers le bourbier qui barrait leurs arrières, les divisions prises au piège dans la Province de Shénastri se rendirent en masse.
La Cour impériale fit connaître son vœu de paix le jour où les vestiges de ses deux divisions entrèrent dans la ville de Balzeit. Le tout représentait une dizaine de blindés plus un bon millier d’hommes mais, faute de munitions, on abandonna l’artillerie dans les champs environnants. Les quelques milliers d’habitants qui n’avaient pas quitté la ville cherchèrent refuge sur les vastes terrains de manœuvre de la citadelle. Zakalwe les regarda au loin pénétrer à flots par les portes percées dans les hautes murailles.
Il s’était apprêté à quitter la citadelle le jour même (il y avait plusieurs jours que les prêtres l’y enjoignaient à grands cris, et le plus clair de son état-major avait déjà pris congé) mais il tenait à présent en main la transcription d’un message, reçu à l’instant de la Cour impériale.
Deux divisions de l’Hégémonarchie étaient de toute façon en train de sortir des montagnes pour venir prêter main-forte à la ville.
Il contacta les prêtres par radio, et ces derniers décidèrent d’accepter un cessez-le-feu ; on arrêterait immédiatement de se battre si l’Armée impériale regagnait les positions qu’elle occupait avant le déclenchement des hostilités. Il y eut plusieurs autres échanges de messages radio ; Zakalwe laissa les prêtres et la Cour se débrouiller tout seuls. Il ôta son uniforme et, pour la première fois depuis son arrivée, enfila des vêtements civils. Puis il monta au sommet d’une haute tour en emportant des jumelles, et regarda de minuscules points noirs – des chars ennemis – longer une rue dans le lointain. Les portes de la citadelle étaient closes.
La trêve fut déclarée à midi. Les soldats impériaux épuisés qui se trouvaient hors les murs réquisitionnèrent les bars et les hôtels du voisinage.
Il se tenait debout dans l’immense galerie, le visage tourné vers la lumière. Une brise tiède gonflait mollement, sans bruit, de grands rideaux blancs autour de lui. Le souffle ne soulevait que légèrement sa longue chevelure brune. Ses mains étaient jointes derrière son dos. Son expression était pensive. Les cieux muets où l’on voyait de rares nuages au-dessus des montagnes, au-delà de la forteresse et de la cité, baignaient son visage d’une lumière neutre et pénétrante et, debout là dans ses vêtements simples de couleur sombre, il avait quelque chose d’inorganique ; on aurait dit une statue, ou un mort dressé contre les remparts pour tromper l’ennemi.
— Zakalwe ?
Il se retourna. Ses yeux s’écarquillèrent sous l’effet de la surprise.
— Skaffen-Amtiskaw ! Quel honneur inattendu ! Sma vous laisse donc sortir seul, maintenant, ou dois-je en conclure qu’elle est dans les parages, elle aussi ?
Il dirigea son regard le long de l’interminable galerie de la citadelle.
— Bonjour, Chéradénine, fit le drone en flottant dans sa direction. Mme Sma fait route vers nous à bord d’un module.
— Et comment va-t-elle, cette chère Dizzy ? (Il prit place sur un petit banc serti dans le mur, face à l’alignement de fenêtres à rideaux blancs.) Quoi de neuf ?
— Les nouvelles sont plutôt bonnes, dans l’ensemble, répondit Skaffen-Amtiskaw en se haussant à hauteur de son visage. M. Beychaé est en route pour les Habitats d’Impren, où va se tenir une conférence au sommet réunissant les deux grandes tendances de l’Amas. Il semble que le risque de guerre s’amoindrisse.
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