Une fois qu’on l’eut soumis à toutes sortes d’examens médicaux au terme desquels on déclara son état satisfaisant, on le laissa seul environ deux heures. Il s’assit sur le lit, emmitouflé dans une grande serviette bien épaisse et – tel celui qui tâte du bout de la langue ou du bout du doigt sa dent malade, incapable de ne pas s’assurer de temps à autre qu’elle lui fait réellement mal – il rassembla ses souvenirs et dressa la liste des adversaires, anciens ou récents, qu’il croyait avoir perdus quelque part dans les ténèbres glacées de l’espace.
La totalité de son passé lui revint, y compris ce qui avait mal tourné, et cela sans la moindre défaillance.
Le vaisseau s’appelait Amis absents ; son voyage durerait plus d’un siècle. Il poursuivait en quelque sorte une mission humanitaire :
Ses propriétaires – non humains – l’avaient affrété dans le but d’atténuer les effets à retardement d’une guerre abominable. Lui, il n’avait pas vraiment mérité sa place à bord ; pour couvrir sa fuite, il avait dû utiliser de faux papiers, un faux nom. Il avait demandé à ce qu’on le réveille à mi-parcours afin qu’il rejoigne l’équipage humain ; pour lui, il était en effet trop dommage de voyager dans l’espace sans même s’en rendre compte, de ne pas en profiter, de ne jamais plonger son regard dans ce fameux vide absolu. Ceux qui préféraient ne pas s’enrôler aux côtés de l’équipage étaient endormis à terre, puis emportés inconscients dans l’espace, congelés à bord et réveillés sur une autre planète.
Lui, il trouvait que cela manquait de dignité. Se faire traiter de la sorte, c’était être ravalé au stade de simple marchandise.
Les deux autres personnes qui se trouvaient de garde lorsqu’on le réveilla étaient Ky et Érens. Ce dernier aurait normalement dû rejoindre les rangs des congelés cinq ans plus tôt, après quelques mois de service à bord, mais il avait finalement décidé de rester éveillé jusqu’au bout. Ky était revenu à la vie trois ans auparavant, et aurait dû lui aussi replonger dans le sommeil pour céder son tour au suivant, au bout de quelques mois ; mais entre-temps, Érens et Ky s’étaient mis à se quereller, et ni l’un ni l’autre ne voulait retourner en stase frigorifique. La dispute était au point mort depuis deux ans et demi ; pendant ce temps, le majestueux vaisseau progressait lentement, froid et silencieux, devant les étoiles, ces minuscules points lumineux. Pour finir, ils l’avaient réveillé parce que c’était lui le suivant sur la liste, et qu’ils voulaient avoir quelqu’un à qui parler. Cependant, il restait le plus souvent assis dans le carré à les écouter se disputer.
— Je te signale qu’il nous reste encore cinquante ans de voyage, dit Ky à Érens.
L’interpellé agita sa bouteille.
— J’attendrai. Ce n’est pas l’éternité.
Ky donna un coup de menton en direction de la bouteille.
— Tu vas te tuer, avec ce truc ; et avec toutes les autres saloperies que tu prends. Tu n’arriveras jamais au bout. Plus jamais tu ne reverras la lumière du soleil, plus jamais tu ne goûteras la pluie. Tu ne tiendras pas le coup un an, et encore moins cinquante ; tu devrais retourner dormir.
— Ce n’est pas vraiment dormir.
— Appelle ça comme tu voudras, mais tu devrais y retourner quand même et te laisser recongeler.
— Et il ne s’agit pas vraiment de congélation non plus, rétorqua Érens, l’air à la fois irrité et perplexe.
Celui qu’ils avaient réveillé se demanda combien de centaines de fois ces deux-là avaient déjà eu la même dispute.
— Tu devrais retourner dans ton petit box bien froid comme tu étais censé le faire il y a cinq ans, et les laisser soigner tes diverses intoxications au moment du réveil, reprit Ky.
— Je suis déjà soigné par le vaisseau, énonça laborieusement Érens avec une espèce de dignité d’ivrogne. Je suis en état de grâce avec mes coups de cœur ; une grâce accompagnée d’une sublime tension.
Cela dit, Érens déboucha à nouveau sa bouteille et la vida.
— Tu vas te tuer.
— Ça me regarde.
— Tu pourrais nous tuer tous ; tous les passagers du vaisseau, dormeurs y compris.
— Le vaisseau s’occupe très bien de lui-même, soupira Érens en faisant des yeux le tour du Salon de l’Équipage.
C’était le seul endroit sale du navire. Partout ailleurs officiaient les robots de bord, mais Érens avait trouvé le moyen d’effacer le Salon de la mémoire de l’appareil, de sorte qu’il puisse rester convenablement désordonné.
— Ha ! persifla Ky. Et si tu l’avais endommagé avec tes tripotages ?
— Je n’ai rien « tripoté », répondit Érens avec un petit sourire ironique, mais simplement modifié quelques-uns des programmes d’entretien les plus élémentaires ; depuis, il ne nous parle plus et nous laisse vivre dans un endroit qui a l’air habité ; c’est à peu près tout ce que j’ai fait. Rien qui puisse conduire le vaisseau à foncer en plein dans une étoile, ou à se prendre pour un humain et à se demander ce que font là, à son bord, ces misérables parasites intestinaux que nous sommes. Mais tu ne comprendrais pas, de toute façon. Tu n’as pas de formation technique. Livu, lui, comprendrait peut-être, hein ? (Érens s’étira de tout son long et s’enfonça dans son siège douteux ; ses bottes raclèrent la surface crasseuse de la table.) N’est-ce pas que tu comprends, Darac ?
— Je ne sais pas, avoua-t-il (il s’était accoutumé à répondre aux noms de Darac, ou de monsieur Livu, voire de Livu seulement). Dans la mesure où tu sais ce que tu fais, je suppose que ça ne prête pas à conséquence. (Érens eut l’air flatté.) D’un autre côté, un grand nombre de désastres ont été provoqués par des gens qui croyaient savoir ce qu’ils faisaient.
— Amen ! lança Ky d’un air triomphant en se penchant brutalement vers Érens. Tu vois ?
— Ainsi que l’a bien précisé notre ami, fit remarquer Érens en attrapant une autre bouteille, il ne sait pas.
— Tu devrais retourner avec les dormeurs, dit Ky.
— Puisque je te dis qu’ils ne dorment pas vraiment.
— Tu n’es pas censé être éveillé à l’heure qu’il est ; à ce stade du voyage, nous ne devrions être que deux debout.
— Eh bien, vas-y, toi !
— Ce n’est pas mon tour. Tu t’es réveillé le premier. Il les laissa argumenter.
De temps en temps, il enfilait une combinaison spatiale et pénétrait dans le sas qui donnait dans les zones d’entrepôt, où régnait le vide. Ces zones occupaient la majeure partie du vaisseau : plus de quatre-vingt-dix-neuf pour cent de son volume. Il y avait une toute petite section moteurs à une extrémité de l’appareil, une unité d’habitation encore plus réduite à l’autre bout et, entre les deux, l’énorme coque renflée du vaisseau, où étaient entassés les non-morts.
Il arpentait les couloirs sombres et froids en regardant de part et d’autre les unités-dormeurs, qui ressemblaient aux tiroirs d’une armoire-classeur ; chaque tiroir était l’extrémité – côté tête – d’un objet tout à fait comparable à un cercueil. Chacun était pourvu d’une petite lumière rouge qui luisait faiblement, de sorte que, s’il se tenait dans une de ces coursives doucement incurvées après avoir éteint les lumières de sa propre combinaison, ces étincelles infimes et immuables formaient une espèce de treillage rubis dont la voûte surplombait les ténèbres, tel un couloir sans fin formé de soleils rouges et géants, disposés là par un dieu méticuleux jusqu’à l’obsession.
Continuant de monter peu à peu, toujours en spirale, tournant le dos à l’unité d’habitation – qu’il avait toujours considérée comme se trouvant à l’avant du vaisseau –, il arpentait le grand corps obscur et silencieux du vaisseau, en empruntant la plupart du temps la coursive la plus proche de la coque, pour bien prendre la mesure de son immensité. À mesure qu’il s’élevait, l’emprise de la gravité artificielle se réduisait. Au bout d’un moment, sa progression se résumait à une série de petits bonds glissés à la faveur desquels on avait plus de chances de heurter le plafond que d’avancer. Les cercueils-tiroirs étaient munis de poignées dont il se servait quand les mouvements de la marche devenaient par trop inefficaces : il se propulsait alors vers la partie médiane du vaisseau où, par endroits – lorsqu’il s’en approchait –, un mur de cercueils-tiroirs devenait plancher, tandis qu’en face l’autre devenait plafond. Debout sous un couloir perpendiculaire aux autres, il bondissait, s’élevait en flottant vers ce qui était à présent le plafond et où le couloir en question formait une cheminée. Il attrapait une poignée de cercueil-tiroir, puis une autre, et s’en servait ainsi d’échelons pour se hisser jusqu’au centre du vaisseau.
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