— Monsieur, nous comprenons parfaitement l’épreuve que cela représente pour vous, sachant que votre sœur se trouve à bord, mais…
— Cela n’a rien à voir, Swaels, rétorqua-t-il. Vous me faites insulte en sous-entendant que je puisse même envisager de prendre ce prétexte pour reporter l’attaque. Mes mobiles sont de nature purement militaire, et on ne peut plus sains ; le premier d’entre eux est que l’ennemi a réussi à se créer une forteresse pour le moment imprenable. Nous devons attendre les crues d’hiver ; alors la flotte pourra pénétrer dans l’estuaire et le canal, et affronter le Staberinde à armes égales. Envoyer l’aviation ou tenter de nous engager dans un duel d’artillerie serait totalement insensé.
— Monsieur, intervint Swaels. Croyez qu’il nous en coûte de devoir exprimer notre désaccord, mais…
— Je vous prierai désormais de garder le silence, commandant Swaels, coupa-t-il d’un ton glacial. (Il vit l’autre déglutir.) J’ai suffisamment de sujets de préoccupation sans devoir de plus me soucier des sornettes qui font office de tactique militaire parmi mes officiers supérieurs, et à plus forte raison m’occuper d’un éventuel remplacement desdits officiers.
Pendant un moment, on n’entendit que le vague grondement du moteur de l’engin. Swaels avait l’air commotionné ; les deux autres officiers regardaient fixement le tapis de sol de la voiture. Swaels avait le visage luisant. Il déglutit à nouveau. Le bruit du véhicule qui avançait péniblement en secouant ses passagers semblait mettre en évidence le silence qui régnait dans l’habitacle arrière ; puis il s’engagea sur une petite route revêtue de plaques métalliques et s’élança en rugissant, l’aplatissant contre son siège et secouant les trois autres avant de les projeter en arrière.
— Monsieur, je suis tout disposé à demi…
— Ça va durer longtemps ? fit-il d’un ton plaintif en espérant ainsi couper l’herbe sous les pieds de Swaels. Rien ne me sera donc épargné ? Tout ce que je demande, c’est que vous fassiez votre devoir. Ne nous disputons pas entre nous ; luttons contre l’ennemi, et non les uns contre les autres.
— … ssionner de mon poste, si tel est votre désir, acheva Swaels.
On avait à présent l’impression que le bruit du moteur ne s’insinuait même plus dans l’habitacle ; un silence immobile et glacial (qui ne planait pas dans l’air, mais sur les traits de Swaels et dans l’attitude tendue, figée, des deux autres officiers) parut s’abattre sur le petit groupe telle l’haleine presciente d’un hiver que l’on n’attendait pourtant pas avant une demi-année. Il avait envie de fermer les yeux, mais ne pouvait se permettre d’afficher pareille faiblesse. Il garda donc les yeux rivés sur l’homme assis en face de lui.
— Monsieur, je dois vous dire que je ne suis pas d’accord avec votre politique actuelle, et je ne suis pas le seul. Monsieur, je vous prie de croire que les autres officiers d’état-major et moi-même vous aimons autant que nous aimons notre pays, c’est-à-dire de tout notre cœur. Mais c’est en raison même de cet amour que nous ne pouvons vous laisser sacrifier tout ce que vous défendiez, tout ce en quoi nous avons foi, pour défendre une décision infondée.
Il vit les doigts de Swaels s’entremêler et former un geste exprimant sans nul doute la supplication. Un gentilhomme de bonne éducation, songea-t-il presque rêveusement, ne commence pas ses phrases par l’infortuné mot « Mais »…
— Monsieur, j’aimerais me tromper, croyez-moi. Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour nous adapter à votre façon de voir, mais en vain. Si vous éprouvez quelque amour pour vos officiers, monsieur, nous vous en supplions : réfléchissez encore. Relevez-moi de mes fonctions si vous le jugez nécessaire, monsieur. Faites-moi passer en cour martiale, dégradez-moi, exécutez-moi, interdisez qu’on prononce mon nom, mais, monsieur, je vous en prie, revenez sur votre décision pendant qu’il est encore temps.
Ils restèrent quelques instants silencieux tandis que la voiture roulait en se déportant de temps en temps dans les virages et en faisant des écarts à gauche ou à droite pour éviter les nids-de-poule… Assis là, figés sous cette faible lueur jaunâtre, songea-t-il, nous devons avoir l’air de cadavres toujours plus roides.
— Arrêtez, s’entendit-il ordonner. (Déjà son doigt se pressait sur le bouton de l’intercom. Le grondement de la voiture descendit dans les graves à mesure qu’elle rétrogradait, puis s’immobilisait. Il ouvrit la portière. Swaels avait les yeux fermés.) Sortez, lui intima-t-il.
Subitement, Swaels se mit à ressembler à un vieillard venant d’encaisser un coup tout en sachant fort bien qu’il en pleuvrait bien d’autres. On aurait dit qu’il se ratatinait, qu’il s’effondrait de l’intérieur. Un coup de vent tiède menaça de refermer la portière ; d’une main, il la maintint ouverte.
Swaels se pencha en avant et descendit lentement de voiture. Il resta quelques instants debout sur le bas-côté plongé dans la pénombre ; le cône de lumière projeté par les lumières intérieures du véhicule d’état-major balaya fugitivement son visage, puis s’évanouit.
Zakalwe verrouilla la portière.
— Démarrez, ordonna-t-il au chauffeur.
Ils s’éloignèrent à toute allure, tournant le dos à l’aube et au Staberinde, avant que ses canons ne les repèrent et ne les prennent pour cible.
Ils avaient cru gagner. Au printemps, ils avaient davantage d’hommes, davantage de matériel ; plus important, ils possédaient plus d’armements lourds. Privé du carburant dont il lui aurait fallu disposer pour lancer des attaques efficaces contre leurs troupes et leurs convois en mer, le Staberinde n’était qu’une menace lointaine ; il ne représentait presque plus qu’un simple risque à courir. Mais à ce moment-là Éléthiomel avait fait remorquer l’énorme vaisseau de guerre sur les canaux, dont le remplissage variait selon les saisons, puis l’avait fait remonter sur les rives au dessin changeant jusqu’au hangar en cale sèche, où on lui avait ménagé de la place à coups d’explosifs. Là, on avait refermé les portes, aspiré l’eau et injecté du béton en insérant sans doute – ainsi que le lui avaient suggéré ses conseillers – quelque espèce de coussin amortisseur entre ce dernier et le métal ; sinon, avec leurs cinquante centimètres de calibre, les canons auraient eu tôt fait de fracasser le vaisseau. On soupçonnait généralement Éléthiomel d’avoir utilisé des ordures, des déchets divers, pour rembourrer les flancs de sa forteresse improvisée.
Zakalwe trouvait presque cela drôle.
Le Staberinde n’était pas réellement imprenable (même si, depuis, il était devenu littéralement impossible à couler mais pour d’autres raisons) ; oui, on pouvait s’en emparer. Mais le prix à payer serait exorbitant.
Sans compter que les forces occupant le vaisseau et ses alentours, ainsi que la ville, avaient eu le temps de respirer et de se réarmer ; peut-être allaient-elles donc tenter une sortie. Cette possibilité avait également été évoquée ; Éléthiomel était tout à fait capable de ce genre d’opération.
Néanmoins, quelle que soit sa vision des choses, quel que soit l’angle sous lequel il examinait le problème, il en revenait toujours au même point. Les hommes obéiraient à ses ordres ; les officiers d’état-major aussi, sinon il les ferait remplacer. Les dirigeants et l’Église lui avaient donné carte blanche, et le soutiendraient dans toutes ses initiatives. De ce côté-là, il se sentait en sécurité ; pour autant qu’on puisse se sentir en sécurité quand on est officier. Mais que faire, que faire ?
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