Elle secoua la tête.
— Qu’est-ce qu’il y a entre toi et lui ? lui demanda-t-elle. Pourquoi refusez-vous de vous parler ? Comment avez-vous pu oublier tout ce qui s’est passé quand nous étions enfants ?
À son tour à lui de secouer la tête. Il se leva en prenant appui des deux mains sur le dessus du bureau et se tourna vers les rayonnages chargés de livres qui s’alignaient contre le mur, derrière lui ; son regard se mit à courir sur les centaines de titres que comptait la bibliothèque, mais sans vraiment les voir.
— Oh, répondit-il d’un ton las, moi je n’ai pas oublié, Livuéta. (Une terrible tristesse l’envahit alors, comme si l’immensité de ce qu’il savait perdu pour eux tous ne devenait bien réel qu’en présence d’autrui.) Je n’ai rien oublié.
— Il doit y avoir autre chose à tenter, insista-t-elle.
— Je t’en prie, Livuéta, crois-moi ; il n’y a plus rien à faire.
— Quand tu m’as dit qu’elle était saine et sauve et en sécurité, je t’ai cru, fit la jeune femme en baissant les yeux sur l’accoudoir du canapé, où elle commença à tirailler les fils précieux du bout de ses ongles très longs.
Elle avait les lèvres pincées.
— Tu étais malade, soupira-t-il.
— Quelle différence cela faisait-il ?
— Tu aurais pu mourir ! s’exclama-t-il. (Il se dirigea vers les rideaux et entreprit de les rajuster.) Livuéta, je ne pouvais pas te révéler qu’ils détenaient Darckle ; sinon, le choc…
— Le choc qu’aurait alors subi cette pauvre et faible femme, acheva Livuéta en secouant la tête sans cesser de tirer sur les fils dorés de l’accoudoir. J’aurais préféré que tu m’épargnes ces absurdités insultantes, au lieu de m’épargner la vérité sur le sort de ma sœur.
— Je me suis simplement efforcé d’agir pour le mieux, lui renvoya-t-il.
Il fit mine de marcher sur elle, puis se ravisa et battit en retraite vers le coin du bureau où elle s’était assise un peu plus tôt.
— Je n’en doute pas, répondit-elle laconiquement. L’habitude des responsabilités à prendre va avec ta position privilégiée, je suppose. Tu attends sans doute de moi que je te témoigne de la reconnaissance.
— Livu, s’il te plaît, faut-il vraiment que tu… ?
— Que je quoi ? (Elle riva sur lui des yeux ardents.) Que je te complique la vie ? C’est cela ?
— Tout ce que je désire, reprit-il lentement, en s’efforçant de se maîtriser, c’est que tu essaies… de comprendre. Il faut que nous… que nous fassions corps toi et moi, que nous nous soutenions mutuellement.
— Tu veux dire qu’il faut que je te soutienne, même si tu décides de ne pas soutenir Darckle.
— Mais bon sang, Livuéta ! Je te dis que je fais de mon mieux ! Il n’y a pas qu’elle en jeu, mais aussi un grand nombre d’autres êtres qui méritent mon attention. Tous mes hommes ; les civils de la cité ; le pays tout entier ! (Il alla s’agenouiller à ses pieds, devant le canapé ailé, et posa la main sur l’accoudoir qu’elle torturait de ses ongles.) Livuéta, je t’en prie ; je fais tout ce qu’il est humainement possible de faire. Aide-moi dans cette tâche ; soutiens-moi. Les autres officiers veulent attaquer ; il n’y a plus que moi entre Darckense et…
— Peut-être devrais-tu attaquer, en effet, coupa-t-elle subitement. C’est peut-être la seule chose à laquelle il ne s’attende pas.
L’autre secoua la tête.
— Il la tient prisonnière à l’intérieur du vaisseau. Or, il nous faudrait le détruire avant de pouvoir nous emparer de la ville. (Il la regarda droit dans les yeux.) Le crois-tu susceptible d’épargner Darckense, en admettant qu’elle ne soit pas tuée au cours de l’assaut ?
— Oui, répondit Livuéta. Il l’épargnera.
Il soutint un moment son regard, certain qu’elle se rétracterait, ou au moins qu’elle détournerait les yeux, mais elle n’en fit rien.
— Ma foi, déclara-t-il enfin, je ne saurais prendre ce risque. (Il soupira, ferma les yeux et reposa sa tête contre l’accoudoir.) Je suis tellement… sous pression. (Il voulut lui prendre la main, mais elle le repoussa.) Livuéta, tu crois donc que je ne ressens rien ? Que je me moque de ce qui arrive à Darckense ? Que je ne suis plus le frère que tu as connu, en plus d’être le soldat qu’on a fait de moi ? Crois-tu que, parce que j’ai une armée à mon service et des aides de camp pour satisfaire le moindre de mes caprices, je ne me sente pas parfois seul ?
Brusquement, elle se leva sans le toucher.
— Mais bien sûr, dit-elle en baissant les yeux sur lui tandis qu’il fixait obstinément les fils dorés de l’accoudoir. Tu te sens seul, je me sens seule, et Darckense aussi se sent seule. Tout le monde se sent seul !
Elle fit volte-face et sa jupe longue se gonfla l’espace d’un instant ; puis la jeune femme se dirigea vers la sortie et disparut. Il entendit la porte claquer et resta où il était, à genoux devant le canapé déserté tel un prétendant éconduit. Il passa le doigt dans une boucle et tira jusqu’à ce que le fil d’or se casse.
Il se remit lentement sur ses pieds, marcha vers la fenêtre, se glissa entre les rideaux et contempla l’aube grise. Hommes et machines se mouvaient entre les écharpes de brume indistinctes, ces écheveaux grisâtres que la nature semblait avoir disposés là en guise de filets de camouflage.
Ces hommes qu’il avait sous les yeux, il les enviait. Il ne doutait pas, d’ailleurs, que la plupart l’envient en retour. C’était lui qui commandait ; lui, il dormait dans un lit moelleux, il n’avait ni à piétiner dans la boue des tranchées, ni à se cogner délibérément les orteils contre un caillou pour ne pas s’endormir pendant son tour de garde… Mais il les enviait quand même ; eux n’avaient qu’à faire ce qu’on leur disait de faire. Par ailleurs – il dut se l’avouer –, il enviait aussi Éléthiomel.
Si seulement je lui ressemblais davantage ! songeait-il trop souvent. Ah, posséder cette ruse sans scrupules, cette fourberie dans l’improvisation ! Comme il aurait aimé cela !
Ces pensées l’emplirent de culpabilité, et il repassa de l’autre côté des rideaux.
Revenu près de son bureau, il éteignit les lumières et reprit place dans son fauteuil. Sur mon trône, songea-t-il, et pour la première fois depuis des jours il eut un petit rire : ce symbole du pouvoir jurait tellement avec son sentiment d’extrême impuissance !
Il entendit un camion s’arrêter sous ses fenêtres, ce qu’il n’était pas censé faire. Il se figea et se mit à réfléchir à toute allure. Une bombe de forte puissance, juste sous son nez… et sentit la panique s’emparer de lui. Il entendit un sergent aboyer, puis il y eut des palabres et le camion s’éloigna quelque peu, bien qu’il pût toujours en entendre le moteur.
Au bout d’un moment, il perçut des voix sonores dans la cage d’escalier qui débouchait dans le hall. Il y avait dans le ton de ces voix quelque chose qui le glaça. Il essaya bien de se traiter d’idiot et de rallumer les lumières, mais il n’en continua pas moins à les entendre. Puis il y eut quelque chose comme un cri subitement interrompu. Il se secoua et dégaina son arme en regrettant de ne rien avoir sur lui de plus efficace que ce petit revolver d’ordonnance. Il se dirigea ensuite vers la porte. Les voix rendaient un son étrange ; certaines frôlaient l’exclamation tandis que d’autres essayaient manifestement de se contenir. Il entrouvrit la porte, puis franchit le seuil ; son aide de camp se trouvait devant la porte du fond, qui donnait sur les escaliers, et regardait vers le bas.
Il rengaina son arme, alla rejoindre l’aide de camp et suivit son regard. Dirigeant le sien vers le fond du hall, il vit Livuéta qui tournait vers lui des yeux écarquillés ; il y avait encore là quelques soldats, un officier. Tous faisaient cercle autour d’une petite chaise en bois blanc. Il fronça les sourcils ; Livuéta avait l’air bouleversée. Il descendit rapidement les marches. Soudain, Livuéta bondit à sa rencontre, sa jupe virevoltant autour de ses chevilles. Elle le heurta violemment et lui posa les deux mains sur la poitrine. Il fit un pas en arrière, chancelant, abasourdi.
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