— Alors je gagne et tu perds – c’est ce que tu es en train de me dire ? Que nous sommes ennemis ? Peut-être le sommes-nous, de quelque manière abstraite qui est entièrement dans ta tête. Mais en tant qu’individus, nous sommes amis, non ? Et je ne te ferai jamais de tort si je peux m’en empêcher.
— Tu ne peux pas l’empêcher. Tu me faisais du tort avant même que j’aie eu vent de ton existence. » Il s’adossa contre les coussins. « Peut-être que mes abstractions ne sont pas les tiennes, alors je vais t’éclairer un peu sur les tiennes. À ton avis, comment ai-je fait pour financer tout ça ? La Grenade. C’étaient mes principaux bailleurs de fonds. Winston Stubbs… Voilà un homme qui était porteur d’une vision. On n’était pas toujours sur la même longueur d’onde, mais on était alliés. Ça m’a fait un sacré coup de le perdre. »
Elle était abasourdie. « Je me souviens, maintenant… Ils disaient qu’ils finançaient des groupes terroristes.
— Je n’ai pas fait le difficile. Je ne pouvais pas me le permettre – ce projet que j’ai lancé, c’est entièrement avec l’argent du Réseau, et l’argent de la corruption est au cœur même du système. Les Touaregs n’ont strictement rien à vendre, ce sont des nomades du désert, sans ressources. Ils n’ont rien à offrir d’intéressant au Réseau – alors j’en suis réduit à mendier et taper. Quelques riches Arabes nostalgiques du désert au fond de leurs limousines… les trafiquants d’armes, quoiqu’il n’en reste plus tant que ça… J’ai même pris l’argent du FAIT, dans le bon vieux temps, avant que la Comtesse devienne zinzin.
— Katje m’en a parlé ! Que c’était une femme qui dirigeait le FAIT. La Comtesse. Alors, c’est vrai ? »
La question le surprit, le fit dévier. « Elle ne le dirige pas à proprement parler et elle n’est pas vraiment comtesse, c’est juste son nom de guerre… Mais, ouais, je l’ai connue, dans le temps. Je l’ai même très bien connue, quand nous étions plus jeunes. Aussi bien que je te connais.
— Vous étiez amants ? »
Il sourit. « Sommes-nous amants, Laura ? »
Le silence s’étira, silence du désert rompu par les lointains vivats des Touaregs. Elle le regarda au fond des yeux.
« Je parle trop, dit-il tristement. En théoricien. »
Elle se leva, retira sa tunique en la passant au-dessus de la tête, la jeta à ses pieds. Elle se rassit près de lui, nue, éclairée par l’écran.
Il resta silencieux. Maladroitement, elle tira sur sa chemise, fit courir sa main sur son torse. Il ouvrit sa robe et s’étendit sur elle.
Il la caressa doucement. Pour la première fois, quelque chose de vital, au tréfonds de son corps, lui fit comprendre qu’elle était à nouveau vivante. Comme si son âme s’était engourdie tel un membre entravé dans lequel le sang circulerait à nouveau. Un torrent de sensations.
Un temps d’arrêt, ponctué du crissement assourdi du plastique contraceptif. Puis il fut à nouveau sur elle, en elle. Elle enroula les jambes autour de lui, la peau embrasée. Chair et muscle qui bougent dans le noir, odeur de sexe. Elle ferma les yeux, submergée.
Il s’arrêta un instant. Elle rouvrit les yeux. Il la regardait, le visage illuminé. Puis il tendit un bras et tapa sur son clavier.
La machine balaya les canaux. La lumière crépita sur eux comme l’écran dégorgeait dans la tente des extraits d’une seconde de vidéo-satellites. Incapable de se retenir, Laura tourna la tête pour regarder.
Paysage urbain / paysage urbain / des arbres / une femme / des marques / écriture arabe / image / image / image /
Ils bougeaient en mesure. Ils bougeaient au rythme du récepteur, les yeux levés, rivés à l’écran.
Le plaisir la transperça comme un éclair canalisé. Elle poussa un cri.
Il l’agrippa et ferma les yeux. Il allait bientôt finir. Elle fit de son mieux pour l’aider.
Et ce fut terminé. Il se laissa glisser sur le côté, toucha l’écran. L’image se figea sur une station météo, colonnes de chiffres muets, blues froid des hautes et basses pressions en animation graphique.
« Merci, dit-il. T’as été sympa avec moi. »
Elle frissonnait, par réaction. Elle retrouva sa tunique et la remit, corps-esprit complètement retournés. À mesure que la réalité s’insinuait de nouveau, elle se sentit inondée d’une vague soudaine et vertigineuse d’allégresse, de pure libération.
C’était fini, il n’y avait rien à craindre. Ils étaient deux individus réunis, un homme et une femme. Elle sentit une grande bouffée d’affection pour lui. Elle tendit la main. Surpris, il la tapota. Puis se leva et s’agita dans la pénombre de l’écran.
Elle l’entendit farfouiller, ouvrir un sac. Bientôt, il était de retour. Vif éclat d’une boîte de conserve. « De l’abalone ».
Elle s’assit. Son estomac gargouilla bruyamment. Ils rirent, à l’aise dans leur embarras, ce sordide érotique de l’intimité. Il ouvrit la boîte et ils mangèrent. « Bon Dieu, c’est si bon, lui dit-elle.
— Je n’ai jamais mangé quoi que ce soit cultivé en pleine terre. Les plantes sont bourrées d’insecticides naturels mortels. Les gens sont dingues de manger ces trucs.
— C’est ce que mon mari répétait tout le temps. »
Il leva les yeux, lentement. « Je serai parti demain, répéta-t-il. Te fais pas de souci.
— Pas de problème, je tiendrai le coup. » Des mots dépourvus de sens, mais la sollicitude était bien là – c’était comme s’ils s’étaient embrassés. La nuit était venue, et avec elle le froid. Elle frissonna.
« Je te ramène au camp.
— Je vais rester, si tu veux. »
Il se leva, l’aida à se relever. « Non. Il fait plus chaud là-bas. »
Katje était étendue dans un lit de camp, draps blancs, parfum floral d’un vaporisateur pour masquer l’odeur tenace de désinfectant. Il n’y avait pas beaucoup d’appareillages selon les critères modernes, mais c’était une clinique et ils l’avaient sortie d’affaire.
« Où as-tu trouvé des habits pareils ? » murmura-t-elle.
Laura effleura sa tunique, gênée. C’était un modèle rouge, décolleté aux épaules, accompagné d’une jupe plissée. « C’est l’une des infirmières, Sara… je n’arrive pas à prononcer son nom de famille. »
Katje parut trouver ça drôle. C’était la première fois que Laura la voyait simplement sourire. « Oui… on trouve ce genre de fille dans tous les camps… Tu dois être célèbre.
— Ce sont de braves gens, ils m’ont très bien traitée.
— Tu ne leur as pas dit… pour la bombe.
— Non… j’ai pensé qu’il valait mieux que ce soit toi. Moi, j’ai l’impression qu’ils ne m’auraient pas crue. »
Katje laissa le mensonge flotter entre elles, sans le ramasser, préférant le laisser passer. Noblesse oblige, ou peut-être les anesthésiques. « Je leur ai dit… à présent, fini de m’occuper des autres… À leur tour, un peu.
— Bonne idée, économise tes forces.
— Je ne ferai plus jamais ce genre de truc… Je rentre chez moi. Pour être heureuse. » Elle ferma les yeux.
La porte s’ouvrit. Mbaqane, le directeur, fit son entrée, suivi de Barnaard, le policier, et du capitaine de paras.
Puis suivaient les émissaires de Vienne. Ils étaient trois. Deux hommes en tenue de safari et lunettes mouchetées, et une femme, une Russe d’âge mûr, la classe, jaquette, pantalon kaki impeccable, bottes de cuir griffées.
Ils entourèrent le lit. « Alors voilà nos héroïnes, dit la femme, enjouée.
— Effectivement, confirma Mbaqane.
— Je m’appelle Tamara Frolova – et voici M. Easton et M. Neguib, de notre bureau du Caire.
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