Elle repéra d’abord le mât. Le drapeau du Texas, l’emblème de Rizome. Le spectacle l’émut profondément. Souvenir, étonnement, chagrin. Amertume.
Les journalos attendaient à la limite même de l’emprise du domaine. Ils avaient adroitement réussi à coincer un bus dans le passage. Le monocorps de Laura stoppa brutalement. Le chapeau et les lunettes noires ne lui seraient plus d’un grand secours. Elle descendit.
Ils l’entourèrent. Mais en se tenant à dix pas, comme l’exigeaient les lois protégeant la vie privée. Bien maigre consolation. « Madame Webster, madame Webster ! » Puis une voix isolée dans ce chœur : « Mad. Day ! »
Laura se figea. « Quoi ? »
Un type roux, des taches de son. L’air suffisant. « Un mot à nous dire sur votre procédure de divorce en cours, madame Day ? »
Elle les toisa. Les yeux, les caméras. « Je connais des gens qui pourraient vous bouffer tout crus en guise de petit déjeuner.
— Merci, merci beaucoup, super, madame Day… »
Elle traversa la plage. Gravit le vieil escalier familier menant à la galerie. La balustrade avait bien vieilli, acquérant l’aspect soyeux du bois d’épave, et le store rayé était neuf. Elle avait l’air d’une baraque sympa, cette Loge, avec ses arches accueillantes, sa tour de château de sable, ses ouvertures rondes et profondes, ses drapeaux. Joies innocentes, bains de soleil et limonade, un coin super pour un gamin.
Elle pénétra dans le bar, laissa la porte se refermer dans son dos. Pénombre à l’intérieur – le bar était plein d’étrangers. Fraîcheur de cave, odeur de vin en carafe et de chips à la tortilla. Tables et sièges en osier. Un homme leva la tête et la regarda – l’un des gars de l’équipe de récupérateurs de David ; ils ne faisaient pas partie du personnel de Rizome mais avaient toujours bien aimé traîner dans le coin – elle avait oublié son nom. Il hésita, la reconnaissant mais pas très sûr.
Elle passa devant lui, comme un spectre. Une des filles de Mme Delrosario la croisa, une chope de bière à la main. La fille s’arrêta, tourna les talons. « Laura, c’est vous ?
— Bonjour, Inez. »
Elles ne purent tomber dans les bras l’une de l’autre – Inez portait la bière. Laura l’embrassa sur la joue. « Mais c’est que t’as grandi, Inez… t’as le droit de servir ça, maintenant ?
— J’ai dix-huit ans, je peux en servir, mais pas en boire.
— Enfin, ça ne sera plus très long maintenant, n’est-ce pas ?
— Je suppose, oui… » Elle portait une bague de fiançailles. « Mon abuela sera content de vous voir – je suis contente, moi aussi. »
De la tête, toujours cachée derrière ses lunettes noires, Laura indiqua l’assistance. « Ne leur dis pas que je suis ici – tout le monde en fait une telle affaire.
— D’accord, Laura. » Inez était gênée. Les gens avaient cette attitude quand vous deveniez une célébrité mondiale. Soudain muets, avec un air de vénération – cela, venant de la petite Inez qui l’avait vue changer des couches et se balader en maillot de bain. « Je vous verrai plus tard, hein ?
— Bien sûr. » Laura plongea derrière le bar, traversa la cuisine. Pas trace de Mme Delrosario, mais l’odeur de cuisine était là, bouffée de souvenirs. Elle passa devant les poêles et casseroles à fond de cuivre, entra dans la salle à manger. Les hôtes de Rizome causaient politique – c’était visible à leur air tendu, au climat agressif.
Ce n’était pas simplement la peur. Le monde avait changé. Ils avaient dévoré les îles et ça leur pesait à présent sur l’estomac, comme une drogue. Cette étrangeté propre aux îles était désormais omniprésente, diluée, sourde, irritante…
Elle ne pouvait leur faire face, pas encore. Elle se dirigea vers l’escalier de la tour – la porte refusa de s’ouvrir pour elle. Elle faillit rentrer dedans. Les codes devaient avoir changé – non, elle portait un nouveau multiphone, non programmé pour la Loge. Elle l’effleura. « David ?
— Laura, répondit-il. Tu es à l’aéroport ?
— Non, je suis ici, en haut de l’escalier. »
Silence. Derrière la porte, les quelques décimètres qui les séparaient encore, elle pouvait le sentir rassembler son courage. « Entre donc…
— C’est la porte, j’arrive pas à l’ouvrir.
— Oh ! ouais, c’est vrai. J’arrange ça. » La trappe s’ouvrit. Elle retira ses lunettes noires.
Elle termina de grimper, accédant par le milieu du plancher ; elle jeta son chapeau sur une table, au milieu du cylindre de lumière tombant d’une des fenêtres de la tour. Tout le mobilier avait changé. David quitta sa console favorite – mais non, ce n’était pas lui, ce n’était plus lui.
Une partie de Gestion mondiale était en cours. L’Afrique était dans un beau pétrin. Il vint l’accueillir – un grand noir émacié, cheveux courts et lunettes de presbyte. Ils restèrent quelques instants les doigts entrecroisés. Puis s’étreignirent violemment, sans un mot. Il avait perdu du poids – elle sentait ses os.
Elle s’écarta. « T’as l’air en pleine forme.
— Toi aussi. » Mensonges. Il retira ses lunettes et les rangea dans sa poche de chemise. « Je n’en ai pas vraiment besoin. »
Elle se demanda à quel moment elle allait se mettre à chialer. Elle en sentait venir le besoin. Elle s’assit sur un divan. Il prit une chaise, de l’autre côté de la nouvelle table basse.
« La maison a l’air chouette, David. Vraiment chouette.
— Webster et Webster. Bâti pour durer. »
Ça y était. Elle se mit à pleurer, fort. Il alla chercher un mouchoir, la rejoignit sur le divan lui passa un bras autour de l’épaule. Elle le laissa faire.
« Les premières semaines, dit-il, aux alentours des six premiers mois, j’ai rêvé de ces retrouvailles, Laura, je ne pouvais pas croire à ta mort. Je t’imaginais détenue quelque part. À Singapour. C’est une prisonnière politique, je disais aux gens, quelqu’un la séquestre, ils la relâcheront quand la situation se sera clarifiée. Puis on s’est mis à parler de ta présence à bord de l’ Ali-Khamenei, et j’ai su que cette fois ça y était. Qu’ils avaient fini par t’avoir, qu’ils avaient tué ma femme. Alors que moi j’étais à l’autre bout de la planète. Et que je n’avais pas su t’aider. » De deux pouces, il se frotta l’angle des paupières. « Je me réveillais la nuit et te voyais en train de te noyer.
— Ce n’était pas de ta faute. Ce n’était pas de notre faute, n’est-ce pas ? Notre couple formait vraiment quelque chose de solide, appelé à durer, durer éternellement.
— Je t’aimais vraiment. Quand je t’ai perdue, ça m’a complètement démoli.
— Je veux que tu le saches, David… je ne te reproche pas de ne pas m’avoir attendue. » Long silence. « Je n’aurais pas attendu non plus, pas dans une situation identique. Ce que vous avez fait, Emily et toi, c’était ce qu’il fallait faire, pour vous deux. »
Il la dévisagea, les yeux rougis. Son geste, son pardon l’avaient humilié. « Il n’y a pas de limite à ce que tu es prête à sacrifier, c’est ça, hein ?
— Ne viens pas me rejeter la responsabilité ! Je n’ai rien sacrifié, je n’ai pas demandé que tout cela nous arrive ! Ça nous a été volé – ils nous ont volé notre vie.
— On n’était pas obligés de le faire. C’est nous qui l’avons choisi. On aurait pu démissionner, aller se planquer quelque part, être heureux, tout simplement. » Il tremblait. « J’aurais été heureux… Je n’avais besoin de rien d’autre que toi.
— On ne peut pas s’empêcher d’être obligés de vivre dans le monde ! On n’a pas eu de chance. Ça arrive. On a trébuché sur un obstacle enfoui, et qui nous a déchirés. » Pas de réponse. « David, au moins, nous sommes vivants. »
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