— C’était la station spatiale russe ?
— Ouais. » Gresham se massa vigoureusement les mains. « Ça commence à prendre tournure.
— Tu viens tranquillement d’envoyer notre bande à un cosmonaute ?
— Ouais. Il croisa les jambes, posa les coudes sur les genoux. « Je vais te dire ce qui va se passer, d’après moi : ils vont s’empresser d’y jeter un œil, là-haut. Ils vont trouver que c’est dingue – au début. Mais il se peut qu’ils y croient. Et dans ce cas, pas question de garder ça pour eux : les implications sont bien trop énormes.
« Alors, ils vont le rebasculer sur Moscou, et sur leur autre site, là, la Cité des Étoiles. Les équipes au sol le visionneront à leur tour, ainsi que les apparatchiks. Et ils en feront des copies. Non par devoir moral mais parce que ça mérite examen. Et ils s’empresseront de l’expédier à tout-va. D’abord à Vienne, évidemment, puisqu’ils noyautent l’organisation. Mais au reste du bloc socialiste également, au cas où… »
Il bâilla dans son poing. « Et puis les mecs là-haut, dans la station, vont se rendre compte qu’ils tiennent le coup publicitaire de leur vie. Et s’il y a quelqu’un prêt à jouer avec un truc pareil, c’est bien eux. J’ai des tas de contacts, ici et là, mais ce sont les mecs les plus tordus que je connaisse ! Emballé c’est pesé, ils vont se mettre à le balancer, par télédiffusion directe. S’ils parviennent à obtenir le feu vert de la Cité des Étoiles. Ou même sans, d’ailleurs.
— Je ne comprends pas, Gresham. Par télédiffusion directe ? Ça paraît complètement dingue.
— Tu ne sais pas à quoi ça ressemble, là-haut ! Attends une minute… Mais si, tu le sais : t’as vécu à bord d’un sous-marin. Seulement, vois-tu, ils sont vraiment sur des charbons ardents depuis que la petite Singapour a expédié elle aussi son mec avec son lanceur laser. Parce que, tu comprends, eux, ça fait des années qu’ils tournent là-haut, le cul posé au bord de l’infini, dans le désintérêt général. N’as-tu pas entendu à quel point Vassili était pathétique ? On aurait dit un pauvre taré de radioamateur bouclé dans sa cave.
— Mais ce sont des cosmonautes ! Des professionnels entraînés, des spécialistes des sciences spatiales… La biologie. L’astronomie.
— Ouais. Deux autres domaines où l’on côtoie les filles et la gloire, on peut le dire ! » Gresham hocha la tête. « Bon sang, je leur donne trois jours, grand maximum.
— Bon, d’accord… Et ensuite ? Si ça ne marche pas ?
— Je les rappelle. Les menace de refiler le truc à quelqu’un d’autre. Il y a d’autres contacts… et nous avons toujours la bande d’origine. Alors, on continue à faire des tentatives, c’est tout. Jusqu’à ce qu’on aboutisse. Ou que Vienne nous coince. Ou que le FAIT démontre ses capacités sur une ville et rende l’information évidente pour tout le monde. Ce à quoi on doit s’attendre, non ?
— Mon Dieu ! Ce qu’on vient de faire pourrait tout simplement causer… une panique mondiale… »
Il ricana. « Ouais – je suis sûr que c’est ce que Vienne n’a cessé de se dire tandis qu’ils s’asseyaient sur la vérité. Des années durant. Et couvraient et protégeaient ceux qui ont canardé ta baraque. »
Un éclair de rage court-circuita la peur de Laura. « T’as raison ! »
Il lui sourit. « C’était le moindre de leurs crimes, à vrai dire. Mais je me doutais que ça te sortirait de tes gonds. »
Elle réfléchit à haute voix. « Vienne les a laissé faire. Ils connaissaient l’assassin de Stubbs et ils sont venus chez moi et ils m’ont menti. Parce qu’ils avaient peur de quelque chose de pire.
— De pire ? Je veux ! Songe un peu aux conséquences politiques. Vienne existe pour maintenir l’ordre contre le terrorisme, et depuis des années ils leur lèchent les bottes. Ils vont être obligés de payer. Les hypocrites !
— Mais Gresham, s’ils se mettent à bombarder les gens ? Il risque d’y avoir des millions de morts.
— Des millions ? Ça dépend du nombre de têtes nucléaires en leur possession. Ce n’est pas une superpuissance. En ont-ils cinq ? Dix ? Combien de tubes de lancement possède leur sous-marin ?
— Mais ils pourraient quand même le faire ! Anéantir des villes entières, exterminer des populations innocentes et paisibles pendant leur sommeil… et sans la moindre raison sensée ! Simplement à cause d’une stupide politique fasciste, de luttes d’influence… » Elle s’étrangla, la voix rauque.
« Laura… je suis plus âgé que toi. Je connais cette situation. Je m’en souviens fort bien. » Il sourit. « Je vais te dire comment on a fait : on a simplement attendu, on a continué à vivre, voilà tout. Ça n’est pas arrivé – peut-être que ça n’arrivera jamais. Et toi, là-dedans, t’y auras gagné quoi ? » Il se leva. « Bon, de ce côté, on a fini. Viens donc avec moi, il y a des trucs que je veux te montrer. »
Elle le suivit de mauvaise grâce ; elle se sentait vidée, terrifiée. Cette façon d’en parler comme si de rien n’était – dix têtes nucléaires – mais pour lui, ce n’était effectivement rien, n’est-ce pas ? Il avait survécu à une époque où l’on parlait de milliers de têtes, bien assez pour anéantir toute vie humaine.
Être responsable de tueries. Cela l’emplissait de dégoût. Ses pensées tournaient à toute allure et elle se sentait soudain l’envie de filer dans le désert, de s’y vaporiser. Elle n’avait jamais demandé à côtoyer quelqu’un qui eût touché de près ou de loin une telle chose, qui eût vécu à l’ombre de telles horreurs.
Et pourtant, elles étaient partout, n’est-ce pas ? Des gens qui jouaient à la politique avec des armes atomiques. Des présidents, des chefs de gouvernement, des généraux… des petits vieux qui promenaient leurs petits-enfants dans les parcs et qui jouaient au golf. Elle les avait vus, elle avait vécu parmi eux…
Elle était de leur monde.
Son esprit se figea.
Gresham ralentit, la prit par le coude. « Regarde… »
Le soir était tombé. Une foule en haillons d’une centaine de personnes s’était rassemblée devant l’un des dômes. Ce dernier avait été ouvert en deux pour former une sorte d’amphithéâtre improvisé. Les musiciens inadines jouaient à nouveau, et l’un d’eux, debout face aux spectateurs, ondulait et chantait. Son chant avait un rythme plaintif et de nombreux couplets. Les autres inadines ondulaient en mesure, lançant parfois un cri bref d’approbation. Les gens les regardaient, bouche bée.
« Que dit-il ? »
Gresham reprit sa voix de commentateur de la télévision ; il récitait de la poésie.
Écoute, peuple Kel Tamashek,
Nous sommes les Inadines, les forgerons.
Nous avons toujours erré parmi tribus et clans,
Nous avons toujours porté vos messages.
Nos pères avaient une vie meilleure que la nôtre,
Nos grands-pères bien meilleure encore.
Jadis notre peuple voyageait partout,
Kano, Zanfara, Agadès.
Aujourd’hui nous vivons dans des cités,
Sommes réduits à des lettres et des numéros,
Aujourd’hui nous vivons dans des camps
Et mangeons la nourriture magique en tube.
Gresham s’interrompit. « Leur terme pour magique est tisma. Il signifie littéralement “l’art secret des forgerons”.
— Continue », lui dit-elle.
Nos pères avaient du lait doux et des dattes,
Nous n’avons qu’orties et épines.
Pourquoi souffrons-nous de la sorte ?
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