— T’as bien filmé le site d’essais nucléaires, hein ? Tu pourrais coller la séquence à ma déclaration. On verra si ça aussi, ils le réfuteront !
— Je le ferai, bien sûr – mais ils pourront le réfuter quand même.
— T’as entendu mon histoire. Je suis arrivée à t’y faire croire, non ? C’est bien arrivé, Gresham. C’est la vérité.
— Je le sais bien. » Il lui tendit une gourde en cuir.
« J’en suis capable, lui dit-elle, la voix crispée. De bloquer le monde. Et pas simplement un petit coin, mais toute cette grande masse écrasante. Je sais que j’en suis capable. C’est dans mes cordes.
— Vienne y mettra le holà.
— Vienne va se faire emporter. » Elle pressa sur la gourde pour boire à la régalade puis lança la trousse de maquillage hors du champ de la caméra. Elle déposa la gourde près de son genou.
« De toute façon, c’est trop gros pour que je le garde en moi. Faut que ça sorte. Que je le raconte. Maintenant. C’est tout ce que je sais. » À la vue de la caméra, quelque chose s’était mis à gonfler en elle, avec la vigueur sauvage d’une bouffée d’adrénaline. Un truc électrique. Tout ça, la peur, l’étrangeté, la douleur, bien serré dans une petite boîte en fer. « Enregistre-moi, Gresham. Je suis prête. Tourne.
— C’est parti. »
Elle fixa le monde dans son œil de verre. « Je m’appelle Laura Day Webster. Je vais commencer par ce qui m’est arrivé à bord de l’ Ali-Khamenei, au large de Singapour… »
Elle se mua en une fibre de verre, un simple conduit : pas de texte écrit, elle improvisait, mais cela coulait avec vigueur et naturel. Comme une force prête à l’emporter indéfiniment. La vérité, qui se déversait à travers elle.
Gresham l’interrompit avec des questions. Il en avait une liste préparée à l’avance. Précises, judicieuses. C’était comme s’il la poinçonnait. Ça aurait dû faire mal mais cela ne fit qu’ouvrir les digues. Elle atteignit un niveau qu’elle n’avait jamais atteint auparavant. Une extase, l’art dans toute sa fluide pureté. La possession.
Impossible de tenir ce rythme. Le temps s’était suspendu pendant qu’elle le maintenait, mais elle le sentit faiblir. Elle était enrouée, se sentit trébucher un peu, glisser sur les bords, la passion qui tourne au bafouillage.
« C’est dans la boîte, dit-il enfin.
— Vous pouvez répéter la question ?
— Je n’en ai plus. Ça y est. Terminé. » Il éteignit la caméra.
« Oh. » Elle s’épongea les paumes sur le tapis, d’un geste absent. Vidée. « Combien de temps ça a duré ?
— Tu as parlé quatre-vingt-dix minutes. Je crois que je peux ramener ça à une heure. »
Quatre-vingt-dix minutes. Elle aurait cru dix. « Comment j’étais ?
— Incroyable. » Le ton était respectueux. « Et le moment où ils ont survolé le camp – c’est le genre de truc que personne au monde ne pourrait simuler. »
Elle le regarda, interdite. « Quoi ?
— Tu sais bien. Quand les avions sont passés au-dessus du camp en rase-mottes… » Il la dévisagea. « Les avions. Les Maliens viennent de survoler le camp.
— J’ai même pas entendu.
— Eh bien, t’as levé les yeux, Laura. Et t’as attendu. Et puis tu t’es remise à parler.
— J’étais possédée par le démon. Je ne sais même plus ce que j’ai pu raconter. » Elle effleura sa joue d’un doigt. Elle le retira noir de mascara. Bien sûr… elle avait pleuré. « J’ai bien étalé tout mon maquillage. Et tu m’as laissée faire…
— Cinéma-vérité. C’est du vrai. De la matière brute. Comme une grenade de combat.
— Alors, balance-la », lui lança-t-elle. Prise de vertige. Elle se laissa aller et tomba lourdement en arrière. Sa tête heurta un caillou dissimulé sous le tapis mais la douleur brusque et sourde semblait un élément central de l’expérience.
« Je ne savais pas que ce serait comme ça », avoua-t-il. Il y avait vraiment de la peur dans sa voix. C’était comme si, pour la première fois, il venait de se rendre compte qu’il avait quelque chose à perdre. « Ça pourrait bien arriver – que ce truc se trouve lâché sur le Réseau. Et que les gens arrivent finalement à y croire. » Il se trémoussa, mal à l’aise. « Faut d’abord que j’envisage toutes les éventualités. Imagine que Vienne tombe ! Ça serait super, mais ils pourraient aussi se réformer et revenir à l’attaque, cette fois avec des dents encore plus longues. Auquel cas, j’aurai tout foutu en l’air, moi et tout ce que j’ai tenté de créer ici. C’est le genre de conneries qui peuvent se présenter, quand on balance des grenades de combat.
— Mais il faut le lâcher, ce truc ! dit-elle avec passion. Il finira bien par l’être, un jour ou l’autre. Le FAIT est au courant, Vienne est au courant, peut-être même des gouvernements… Un secret aussi énorme est destiné à sortir, tôt ou tard. Ça ne tient pas qu’à nous. Il se trouve simplement qu’on était sur place.
— J’aime bien ce genre de raisonnement, Laura. Ça nous fera une belle jambe s’ils nous coincent.
— Aucune importance. De toute façon, ils ne peuvent pas nous toucher, si tout le monde apprend la vérité ! Allons, Gresham ! T’as tes putains de satellites, alors imagine un moyen de passer le message, merde ! »
Il soupira. « C’est déjà fait », dit-il simplement. Il se releva et passa devant elle, en déroulant une bobine de câble. Au bout d’un moment, elle se redressa sur un coude et regarda dehors, par l’ouverture triangulaire de la porte, le cherchant. C’était déjà la fin de l’après-midi et les Touaregs étaient en train de basculer deux des dômes. Bouches béantes comme des tasses à thé ouvertes au ciel sec du Sahara.
Gresham revint. Il la regarda, étendue sur le tapis, le souffle court. « Tu te sens bien ?
— Je suis vidée. Éviscérée. Absoute.
— Ouais. T’as parlé exactement comme ça. De bout en bout. » Il s’assit en tailleur devant sa console et se mit à taper, avec soin.
Plusieurs minutes passèrent.
Une voix féminine jaillit de la console.
« Attention, source d’émission en Afrique du Nord, latitude dix-huit degrés, dix minutes, quinze secondes ; longitude cinq degrés, dix minutes, dix-huit secondes. Vous émettez sur une fréquence réservée par la Convention Internationale des Communications à un usage militaire. Veuillez immédiatement libérer la fréquence. »
Gresham s’éclaircit la voix. « Vassili est-il là ?
— Vassili ?
— Ouais. Da.
— Da. D’accord, ça se présente bien, ne quittez pas, s’il vous plaît. »
Quelques instants plus tard, une voix masculine vint à l’antenne. Son anglais n’était pas aussi bon que celui de la femme. « C’est Jonathan, hein ?
— Ouais. Comment va ?
— Très bien, Jonathan ! Vous avoir reçu les cassettes que j’ai envoyées ?
— Oui, Vassili, merci, spassiba, vous êtes très généreux. Comme toujours. J’ai quelque chose de très spécial pour vous ce coup-ci. »
La voix était prudente. « Très spécial, Jonathan ?
— Vassili, c’est un article sans prix. Impossible à obtenir ailleurs. »
Silence malheureux. « Je dois demander, est-ce que ça pouvoir attendre notre prochain passage au-dessus votre secteur ? Nous avoir petits problèmes d’arrimage ici pour l’instant. Très petit problème d’arrimage.
— Je crois franchement que vous auriez tout intérêt à le prendre tout de suite, Vassili.
— Très bien. Je vais brancher brouilleur. » Un temps d’attente. « Paré pour transmission. »
Gresham tapa sur sa console. Vrombissement aigu. Il se redressa, regarda Laura. « Ça va prendre un moment. Leurs brouilleurs sont du genre poussif à bord de ce brave vieux Mémorial Gorbatchev.
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