William Gibson - Comte Zéro

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Turner, mercenaire, « aide » les transfuges des multinationales à déserter leur poste. Cette fois, il a pour mission de récupérer le cerveau de la biotechnologie de Mass-Neotek.
Marly, acheteuse d’art à Paris, est engagée par un milliardaire excentrique afin de retrouver l’origine de mystérieuses et fascinantes créations apparues subitement sur le marché.
Bobby, ou
, jeune et intrépide pirate de logiciel, opère dans les faubourgs de la Conurb. Il va se laisser entraîner par sa curiosité dans les dédales du cyberspace.
Le cyberspace, c’est l’univers artificiel des réseaux informatiques, le monde qui était déjà celui de
. Et c’est là que leurs destins vont se croiser.
.

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Turner acquiesça.

— T’as besoin de quoi que ce soit, dit Oakey, tu m’fais signe.

— Du genre ?

— De quoi boire, ou j’ai aussi de la paillette péruvienne, celle qu’est vraiment jaune, et Oakey se fendit d’un nouveau sourire.

— Merci, dit Turner, en voyant Conroy quitter la femme noire.

Oakey le remarqua lui aussi, qui s’agenouilla en vitesse pour dévider une longueur nouvelle de ruban argent.

— Qui était-ce ? demanda Conroy, après avoir fait franchir à Turner une porte étroite dont la feuillure était garnie de joints caoutchoutés en piteux état.

Conroy fit pivoter le volant qui fermait hermétiquement la porte ; on avait dû l’huiler récemment.

— S’appelle Oakey, fit Turner, embrassant du regard la pièce.

Plus petite. Deux lanternes. Des tables pliantes, des chaises, le tout neuf. Sur les tables, divers appareils, sous des housses de plastique noir.

— Un pote à vous ?

— Non, dit Turner. Il a travaillé pour moi, une fois. (Il se dirigea vers la table la plus proche et rabattit une housse.) Qu’est-ce que c’est que ça ?

La console avait l’aspect nu et à demi fini d’un prototype d’usine.

— Console de cyberspace Maas-Neotek.

Turner haussa les sourcils.

— À vous ?

— On en a deux. L’une est sur le site. Envoyées par Hosaka. Le truc le plus rapide de la matrice, évidemment, et Hosaka n’est même pas fichu de voir ce que les puces ont dans le ventre, pour les copier. La technologie est complètement différente.

— Ils les ont eues par Mitchell ?

— Motus et bouche cousue. Le fait est qu’ils les ont lâchées, juste histoire de donner à nos bidouilleurs une vague indication sur leur envie de récupérer le mec.

— Qui est sur la console, Conroy ?

— Jaylene Slide. Je lui parlais à l’instant. (D’un signe de tête, il indiqua la porte.) Le type sur place vient de L.A., un mec nommé Ramirez.

— Sont bons ?

Turner replaça la housse.

— Z’ont intérêt, pour ce qu’ils nous coûtent ! En deux ans, Jaylene s’est taillé une superréputation et Ramirez est son élève. (Il haussa les épaules :) Merde, vous devez les connaître. Deux vrais dingues…

— Où les avez-vous récupérés ? Comment avez-vous déniché Oakey par exemple ?

Conroy sourit.

— Par votre agent, Turner.

Turner fixa Conroy, et hocha la tête. Puis, se tournant, il souleva le coin de la housse suivante. Des boîtes, en plastique et en polystyrène expansé, soigneusement empilées sur le métal froid de la table. Il effleura le rectangle de plastique bleu estampé d’un monogramme d’argent : S W.

— Votre agent, disait Conroy au moment où Turner déverrouillait la boîte.

Le pistolet apparut, couché sur son lit moulé de mousse bleu pâle, un engin massif, avec un méchant magasin qui saillait sous le canon trapu.

— S W tactique, calibre 0,408, avec projecteur à xénon, dit Conroy. Ce que vous vouliez, d’après lui.

Turner fit tourner l’arme dans sa main et, du pouce, pressa le bouton de test des batteries du projecteur. Encastrée dans la poignée de noyer, une diode rouge pulsa deux fois. Il bascula le barillet.

— Les munitions ?

— Sur la table. Charges à main, tête explosive.

Turner trouva un cube transparent de plastique ambre, l’ouvrit de la main gauche et sortit une cartouche.

— Pourquoi m’ont-ils choisi pour ça, Conroy ?

Il examina la cartouche, puis l’inséra précautionneusement dans l’une des six chambres du barillet.

— Je ne sais pas, dit Conroy. M’est avis que vous étiez bon dès le début, dès qu’ils ont entendu le nom de Mitchell…

Turner fit rapidement tourner le barillet puis le rabattit dans son logement d’un coup sec.

— J’ai demandé : « Pourquoi m’ont-ils choisi pour ça, Conroy ? » (Il éleva le pistolet à deux mains et tendit les bras, le pointant droit sur le visage de l’autre.) Ce genre de flingue, des fois on peut voir jusqu’au fond du canon, si la lumière est bonne, et savoir s’il y a une balle.

Conroy hocha la tête, à peine.

— Ou peut-être qu’on peut la voir dans l’une des autres chambres…

— Non, dit Conroy, très doucement, pas question.

— Peut-être que les grosses têtes ont merdé, Conroy. Qu’est-ce que vous en dites ?

— Non, dit Conroy, les traits livides. Pas eux, et vous non plus.

Turner pressa la queue de détente. Le percuteur cliqueta sur une chambre vide. Conroy cligna des yeux, une fois, ouvrit la bouche, la referma, regarda Turner rabaisser le Smith Wesson. Un unique filet de sueur roula depuis la racine de ses cheveux pour se perdre dans un sourcil.

— Eh bien ? demanda Turner, le pistolet au côté.

Conroy haussa les épaules.

— Faites pas le con, lui dit-il.

— Ils me veulent à ce point ?

Conroy acquiesça.

— C’est votre show, Turner.

— Où est Mitchell ?

Il ouvrit à nouveau le barillet et entreprit de garnir les cinq chambres encore vides.

— En Arizona. Une cinquantaine de kilomètres de la frontière de Sonora, dans une arcologie de recherches, au sommet d’une mesa. Maas Biolabs Amérique du Nord. Tout le secteur leur appartient, jusqu’à la frontière, et la mesa est en plein dans la zone de balayage de quatre satellites de reconnaissance. Mucho serré.

— Et comment sommes-nous censés entrer ?

— On n’a pas à entrer. C’est Mitchell qui sort, de lui-même. On l’attend, on le récupère, on le ramène à Hosaka, intact. (Conroy crocha l’index derrière le col ouvert de sa chemise noire pour en sortir une longueur de corde de nylon, noire aussi, puis une petite pochette de nylon noir, fermée par une bande Velcro. Il l’ouvrit avec précaution et en sortit un objet qu’il présenta à Turner, dans sa paume ouverte.) Tenez. Voilà ce qu’il a envoyé.

Turner posa l’arme sur la table la plus proche et prit l’objet dans la main de Conroy. Ça ressemblait à une micropuce grise, gonflée, avec d’un côté une neuro-prise classique et de l’autre une bizarre excroissance arrondie, différente de tout ce qu’il avait vu jusque-là.

— C’est quoi ?

— Une biopuce. Jaylene l’a branchée et d’après elle, ça serait une sorte d’IA. C’est une espèce de dossier sur Mitchell, avec un message pour Hosaka collé à la fin. Vous feriez mieux de l’essayer par vous-même, si vous voulez vous faire rapidement une idée…

Turner leva les yeux de l’objet gris.

— Quel effet ça a fait sur Jaylene ?

— Elle a dit que vous feriez mieux de vous allonger pour l’essayer. Elle a pas eu l’air d’apprécier des masses.

Les rêves-machine engendraient un vertige particulier. Turner s’étendit sur une plaque neuve de mousse verte dans le dortoir improvisé et brancha le dossier de Mitchell. Il arriva lentement ; il eut le temps de fermer les yeux.

Dix secondes plus tard, il avait les yeux ouverts. Il agrippa la mousse verte et lutta contre la nausée. Il ferma de nouveau les yeux… Ça revint, graduellement, un flot vacillant, non linéaire, de faits et de données sensorielles, une sorte de narration conduite en plans hachés et juxtapositions surréalistes. Un peu comme sur un grand huit jaillissant et disparaissant au hasard, à intervalles impossiblement rapides, changeant d’altitude, d’angle et de direction après chaque bouffée de néant, sauf que les changements n’avaient rien à voir avec une quelconque orientation physique, mais plutôt avec des alternances d’éclairage dans la symbolique et la paradigmatique. Les données n’avaient pas été conçues pour un accès humain.

Les yeux ouverts, il retira l’objet de sa prise crânienne et le tint, la paume gluante de sueur. C’était comme de s’éveiller d’un cauchemar. Pas le cauchemar à hurler, où les terreurs imprimées sur vous prennent des formes simples, terribles, mais ce genre de rêve, infiniment plus dérangeant, où tout est parfaitement, horriblement normal, et où tout est complètement faux…

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