Angie demanda une nouvelle pause, quitta le lit, se rendit à la fenêtre. Elle éprouvait un soulagement, une sensation inattendue de force et d’unité intérieures. Elle avait ressenti la même chose sept ans plus tôt, dans le New Jersey, quand elle avait appris que d’autres qu’elle connaissaient ceux qui la visitaient dans ses rêves, qu’ils les appelaient les loa , les Divins Cavaliers, les invoquaient sous des noms particuliers et marchandaient leurs faveurs.
Même alors avait régné la confusion : Bobby avait soutenu que le Linglessou, qui chevauchait Beauvoir dans l’oumphor et le Linglessou de la matrice étaient deux entités distinctes ; qu’en fait, seul le premier était réellement une entité. « Ça fait dix mille ans qu’ils font ça, avait-il dit, danser et être pris de transes, mais ces trucs dans le cyberspace ne sont apparus que depuis sept ou huit ans. » Bobby croyait ce que disaient les vieux cow-boys, ceux à qui il payait à boire au Gentleman Loser chaque fois que l’activité d’Angie l’amenait dans la Conurb, quand ils soutenaient que les loa étaient d’apparition récente. Les vieux cow-boys avaient la nostalgie d’un temps où les nerfs et le talent étaient les seuls facteurs décisifs pour la carrière d’un as du clavier, bien que Beauvoir ait pu arguer qu’il n’en fallait pas moins pour affronter les loa.
— Mais ils viennent me voir, avait-elle insisté. Je n’ai pas besoin de console, moi.
— C’est à cause de ce que t’as dans la tête. De ce qu’a fait ton papa…
Bobby lui avait dit que pour la majorité des vieux cow-boys, le changement s’était produit d’un coup, même si les avis différaient quant à sa date et à ses modalités.
Le Jour du Changement, c’était leur terme, et Bobby l’avait amenée au Loser les écouter : une Angie déguisée et chaperonnée par les gorilles du Réseau, inquiets, qui n’avaient pas eu le droit de franchir la porte. À l’époque, cette interdiction l’avait plus impressionnée encore que la conversation. Le Gentleman Loser était un bar pour cow-boys, depuis la guerre qui avait vu naître la nouvelle technologie, et la Conurb n’offrait aucun milieu criminel plus fermé. À l’époque de la visite d’Angie, on notait depuis déjà un bout de temps un certain retrait des affaires de la part des habitués. Les jeunes pirates ne zonaient plus au Loser, mais certains venaient encore, pour écouter.
Aujourd’hui, dans la chambre de sa maison de Malibu, Angie se souvenait de leur conversation, des récits du Jour du Changement, consciente que quelque chose en elle tentait de raccorder ces récits avec sa propre histoire et celle des Tessier-Ashpool.
3Jane était le filament, Tessier-Ashpool, les strates. Sa date de naissance officielle était la même que celle de ses dix-neuf clones jumeaux. L’« interrogation » de Becker se faisait encore plus pressante lorsque le bébé 3Jane était mené à terme chez une nouvelle mère porteuse avant de naître par césarienne à la clinique de Lumierrante. Les critiques étaient d’accord : 3Jane était pour Becker un déclencheur. Avec sa naissance, le point de vue du documentaire basculait subtilement, trahissait un renouveau d’intensité, un renforcement de l’obsession et, comme l’avait souligné plus d’un critique, un sens du péché.
3Jane était devenue le point focal, un filon d’or pervers dans le granit familial. Non , songea Angie, d’argent, pâle et lunatique. Examinant le cliché d’un touriste chinois montrant 3Jane et deux de ses sœurs au bord de la piscine d’un hôtel de Zonelibre, Becker retourne sans cesse aux yeux de 3Jane, insiste sur les salières de ses clavicules, la fragilité de ses poignets. Physiquement les sœurs sont identiques ; malgré tout, quelque chose informe 3Jane, et la quête par Becker de la nature de cette information devient le moteur central de son œuvre.
Zonelibre prospère à mesure que s’étend l’archipel. Plaque tournante bancaire, bordel, paradis informatique, territoire neutre pour les multinationales en guerre, le fuseau se met à jouer un rôle de plus en plus complexe dans l’histoire de l’orbite géostationnaire, tandis que Tessier-Ashpool s’efface derrière encore un nouveau mur, celui-ci composé de filiales. Le nom de Marie-France fait une brève réapparition, à l’occasion d’un procès à Genève qui met en cause un brevet sur l’Intelligence artificielle : c’est à cette occasion que sont révélées pour la première fois les sommes énormes que Tessier-Ashpool consacre à la recherche dans ce secteur. Une fois encore, la famille démontre sa surprenante capacité à disparaître, en entrant dans une nouvelle période d’obscurité qui s’achèvera, cette fois-ci, par la mort de Marie-France.
Il y aura des rumeurs persistantes d’assassinat mais toutes les tentatives d’enquête approfondie se heurteront à la fortune de la famille et à son isolement, comme à la surprenante étendue de son complexe écheveau de relations politiques et financières.
À la seconde projection de l’œuvre de Becker, Angie reconnut l’identité de l’assassin de Marie-France Tessier.
À l’aube, elle se fit du café dans la cuisine, sans lumière, et s’assit pour contempler la ligne pâle des vagues.
— Script !
— Salut, Angie.
— Sais-tu comment on peut joindre Hans Becker ?
— J’ai le numéro de son agent à Paris.
— A-t-il réalisé quelque chose depuis l’Antarctique ?
— Pas que je sache.
— Et cela remonte à quand ?
— Cinq ans.
— Merci.
— À votre service, Angie.
— Au revoir.
— Au revoir, Angie.
Becker avait-il supposé que 3Jane était responsable du décès ultérieur d’Ashpool ? Il semblait le suggérer, de manière indirecte.
— Script !
— Salut, Angie.
— Le folklore des consolistes, Script. Que sais-tu là-dessus ? ( Et que va bien pouvoir en tirer Swift ? se demanda-t-elle.)
— Que voulez-vous savoir, Angie ?
— Le « Jour du Changement »…
— On rencontre en général le mythe sous l’un de ces deux modes : le premier présuppose que la matrice du cyberspace est habitée, ou peut-être visitée, par des entités dont les caractéristiques répondent à celles du mythe primitif du « peuple caché » ; le second exige d’admettre l’omniscience, l’omnipotence et le caractère inconnaissable de la matrice elle-même.
— D’admettre que la matrice serait Dieu ?
— En un sens, même si du point de vue du mythe, il serait plus exact de dire que la matrice possède un dieu, puisque son omniscience et son omnipotence sont censées se confiner à la matrice.
— S’il a des limites, il n’est pas omnipotent.
— Exactement. Remarquez que le mythe n’attribue pas à cet être l’immortalité, comme il est d’usage dans les systèmes de croyance instaurant un être suprême, du moins en ce qui concerne votre culture particulière. Le cyberspace existe, pour autant qu’on puisse lui appliquer ce terme, par la seule entremise de l’homme.
— Comme toi.
— Oui.
Elle entra dans le séjour où les fauteuils Louis XVI paraissaient squelettiques sous la lumière grise, avec leurs pieds sculptés pareils à des ossements dorés.
— S’il existait un tel être, reprit-elle, tu en serais un élément, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Le saurais-tu ?
— Pas nécessairement.
— Le sais-tu ?
— Non.
— Élimines-tu cette possibilité ?
— Non.
— Trouves-tu étrange cette conversation, Script ? (Bien qu’elle ne les eût pas senties venir, elle avait les joues mouillées de larmes.)
— Non.
— Comment toutes ces histoires de… (elle hésita, elle avait failli dire : de loa ) de choses dans la matrice cadrent-elles avec cette notion d’être suprême ?
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