— Qui est ici ? (Comme on demanderait lors d’une soirée.)
— Michael.
— Où ça ?
Elle indiqua la zone de repos.
— Prenez vos chaussures.
Elle passa devant lui, sortit de la cuisine, se pencha machinalement pour récupérer son slip sur le tapis. Ses chaussures étaient près du divan.
Il la suivit et la regarda les enfiler. Il tenait toujours son arme à la main. De l’autre, il prit le blouson de cuir de Michael posé sur le dossier du divan et le lui lança.
— Passez-le, lui dit-il.
Elle obtempéra et fourra son slip dans une des poches. Il ramassa l’imper blanc déchiré, en fit une boule, le glissa dans la poche de son manteau.
Michael ronflait. Peut-être qu’il se réveillerait tôt et se repasserait toute la scène. Avec le matériel qu’il avait, il n’avait pas vraiment besoin de compagnie.
Dans le couloir, elle regarda Prior reverrouiller la porte à l’aide d’un boîtier gris. L’arme avait disparu sans qu’elle l’ait vu la ranger. Le boîtier avait un bout de flexible rouge qui en dépassait et se terminait par une clé magnétique d’allure banale.
En bas, il faisait froid. Il la conduisit jusqu’au bout de la rue et ouvrit la porte d’un petit triroue blanc. Elle entra. Il monta côté conducteur et retira ses gants. Il démarra ; elle regarda un nuage qui fuyait, reflété sur le flanc de cuivre poli d’une tour de bureaux.
— Il va me prendre pour une voleuse, dit-elle en contemplant le blouson.
Puis le wiz abattit sa dernière carte, cascade de neurones à travers ses synapses : Cleveland sous la pluie et cette sensation agréable qu’elle avait éprouvée un jour, en marchant.
Couleur argent.
— Je suis ton public idéal, Hans (alors que l’enregistrement passait pour la seconde fois). Comment pourrais-tu avoir une spectatrice plus attentive ? Et tu l’as bel et bien saisi, Hans : je le sais, parce que je rêve ses souvenirs. J’apprécie à quel point tu t’en es approché.
« Oui, tu as su les capturer : la fuite vers l’extérieur, l’édification des murs, la longue spirale intérieure. Leur thème, c’étaient les murs, n’est-ce pas ? Le labyrinthe du sang, de la famille. Le labyrinthe suspendu face au vide, proclamant : Nous sommes en deçà ; au-delà c’est l’autre ; c’est ici qu’à jamais sera notre demeure. Et les ténèbres étaient là-bas depuis le commencement… Tu les retrouvais sans cesse dans les yeux de Marie-France, épinglées dans un lent zoom sur les orbites obscures du crâne. Très tôt, elle avait cessé d’accorder l’autorisation d’enregistrer son image. Il te fallait travailler avec ce dont tu disposais : tu devais recadrer son image, la faire pivoter à travers des plans d’ombre et de lumière, générer des modèles, cartographier son crâne en trames de néon. Tu as du recourir à des programmes spéciaux pour vieillir son image en concordance avec des modèles statistiques, à des dispositifs d’animation pour donner vie à ta Marie-France d’âge mûr. Tu réduisis son image à un nombre de points immense mais fini, puis tu les brassas, en laissas émerger des formes nouvelles, choisis celle qui semblait le mieux te parler… Avant de passer aux autres, à Ashpool et à la fille dont le visage encadre ton œuvre, image initiale et finale.
La seconde projection concrétisa pour elle leur histoire, lui permit d’insérer les fragments de Becker dans une chronologie qui débutait par le mariage de Tessier et d’Ashpool, une union fort commentée, à l’époque, dans le milieu de la finance. Chaque époux était l’héritier d’un empire alors plus que modeste, Tessier, d’une fortune familiale bâtie sur neuf brevets fondamentaux en biochimie appliquée, et Ashpool, d’un gros bureau d’ingénierie, installé à Melbourne, qui portait le nom de son père. Pour les journalistes, ce mariage était envisagé comme une fusion, même si la majorité d’entre eux jugeaient bancale l’entité résultante, la considéraient comme une chimère à deux têtes par trop dissemblables.
Mais enfin, sur les photos d’Ashpool, on pouvait voir se dissiper l’ennui, remplacé par une totale assurance. L’effet n’avait rien de flatteur, à vrai dire, il était même terrifiant : le visage dur et beau se montrait désormais impitoyable dans son intensité.
Dès sa première année de mariage avec Marie-France Tessier, Ashpool s’était séparé de quatre-vingt-dix pour cent de ses actions de la firme pour réinvestir dans l’immobilier orbital et prendre des participations dans les transports par navette tandis que les fruits de leur union charnelle, deux enfants, un garçon, une fille, étaient menés à terme par des mères porteuses dans la villa de Biarritz qui appartenait à Marie-France.
Les Tessier-Ashpool montèrent jusqu’à l’archipel en orbite haute pour y trouver l’écliptique encore timidement occupée par des stations militaires et les premières usines automatisées des cartels. C’est là qu’ils commencèrent à construire. Au début, leurs deux fortunes combinées auraient à peine suffi à couvrir le montant investi par Ono-Sendaï pour un seul des modules de fabrication de leur usine orbitale de semi-conducteurs si Marie-France n’avait su faire preuve d’un flair inattendu en instaurant un paradis de données extrêmement profitable qui répondait aux besoins des secteurs les moins honorables de la communauté bancaire internationale : Ainsi furent créés des liens avec les banques elles-mêmes et leurs clients. Ashpool s’endetta lourdement et le mur de béton lunaire qui allait devenir Zonelibre grandit et s’incurva, pour englober ses créateurs.
Quand la guerre éclata, les Tessier-Ashpool étaient derrière ce mur. Ils regardèrent disparaître dans un éclair Bonn, puis Belgrade. La construction du fuseau se poursuivit, avec seulement des interruptions mineures, durant ces trois semaines. Au long de la décennie assommée et chaotique qui suivit, les choses furent parfois plus difficiles.
Leurs enfants, Jean et Jane, les avaient rejoints entre-temps. La maison de Biarritz avait alors servi à financer la construction d’installations de stockage cryogénique pour leur nouvelle résidence, la Villa Lumierrante. Les premiers occupants de la crypte furent dix paires d’embryons clonés, 2Jean et 2Jane, 3Jean et 3Jane… Il y avait de nombreuses lois pour interdire ou à tout le moins réglementer la réplication artificielle du matériel génétique d’un individu mais il y avait également de nombreux problèmes de juridiction…
Angie interrompit la relecture et demanda à la maison de revenir à la séquence précédente : des vues d’une autre unité de stockage cryogénique bâtie par les fabricants suisses de la crypte Tessier-Ashpool. Elle savait que Becker avait eu raison de supposer une similitude entre elles : ces portes circulaires en verre noir, à l’encadrement de chrome, étaient des images centrales dans le rêve de l’autre, puissantes et totémiques.
Les images se remirent à défiler, la construction en impesanteur des structures à la surface intérieure du fuseau, l’installation du dispositif à énergie solaire Lado-Acheson, l’établissement d’une atmosphère et d’une gravité centrifuge… Becker s’était trouvé submergé par des heures entières de documentation luxueuse, un véritable trésor. Sa réaction avait été un montage sauvage, bégayant, qui lacérait le lyrisme superficiel du matériel originel, isolait le visage tendu, épuisé de tel ou tel travailleur au milieu de la ruche bourdonnante des machines. Zonelibre se mettait à verdir et fleurir dans un flou accéléré d’aubes et de crépuscules synthétiques enregistrés ; un territoire parfaitement isolé, luxuriant et constellé d’étendues d’eau turquoise. Pour les cérémonies d’inauguration, Tessier et Ashpool émergeaient de Lumierrante, leur domaine caché à la pointe du fuseau, pour parcourir avec un manque d’intérêt manifeste le pays qu’ils avaient édifié. Ici, Becker avait ralenti le rythme pour reprendre son analyse obsessionnelle. Ce devait être la dernière fois que Marie-France affrontait un objectif ; Becker explorait les facettes de son visage au rythme torturé d’une fugue prolongée, le mouvement de ses images formant un contrepoint exquis avec les sinuosités des larsens dont les courbes et les traits déchiraient les ondulantes strates de parasites qui crépitaient sur la bande sonore.
Читать дальше