Durant leur fort brève attente dans une salle de réception blanche et décorée de plantes vertes – sans doute une forme de rituel, comme si tout rendez-vous médical dépourvu d’un certain temps d’attente était incomplet, contestable –, Angie se surprit à se demander, comme elle l’avait fait bien des fois déjà, pourquoi le mystérieux héritage de son père – les vévés qu’il avait dessinés dans sa tête – n’avait jamais été détecté par cette clinique ni aucune autre.
Christopher Mitchell, son père, avait dirigé le projet d’hybridomes qui avait virtuellement donné à Maas Biolabs le monopole de fabrication des premières biopuces. Turner, l’homme qui l’avait conduite à New York, lui avait fourni un dossier sur son père, un biogiciel compilé par une I.A. de sécurité de la Maas. Elle avait accédé à ce dossier à quatre reprises ; finalement, un soir de cuite sérieuse, en Grèce, elle l’avait jeté par-dessus le bastingage du yacht d’un industriel irlandais, après s’être disputée avec Bobby. Elle ne se souvenait plus des raisons de cette engueulade, mais elle se rappelait en revanche l’impression de perte et de soulagement mêlés qu’elle avait ressentie lorsque le petit cube de mémoire avait sombré.
Peut-être son père avait-il conçu son ouvrage de telle manière qu’il demeure invisible aux détecteurs des neurotechniciens. Bobby avait à ce sujet sa théorie personnelle, qu’elle soupçonnait d’être proche de la vérité. Peut-être que Legba, le loa auquel Beauvoir attribuait un accès quasiment illimité à la matrice du cyberspace, pouvait altérer le flot de données à mesure qu’elles étaient recueillies par les scanners, rendant ainsi les vévés transparents… Legba, après tout, avait orchestré ses débuts dans le métier et l’ascension qui l’avait vue éclipser Tally Isham et ses quinze années de carrière de mégastar sur le Réseau.
Mais cela faisait si longtemps que les loa l’avaient chevauchée et maintenant, avait dit Brigitte, les vévés avaient été redessinés…
— Hilton a demandé au Script de lancer aujourd’hui un communiqué sur toi… lui dit Ng tandis qu’elle attendait.
— Quel genre de communiqué ?
— Une déclaration publique justifiant ta décision de te rendre à la Jamaïque, comprenant des félicitations à la clinique pour ses méthodes, expliquant la drogue et ses dangers, le retour de ta passion pour le travail, ta gratitude envers le public, et se terminant par des images d’archives de la maison de Malibu…
Le Script pouvait générer des images vidéo d’Angie, les animer à partir de modèles pris sur les stims. Les visionner provoquait un vertige léger mais pas désagréable, l’un des rares moments où elle se sentait capable d’appréhender concrètement l’étendue de sa renommée.
Une sonnerie retentit, derrière le jardin.
Revenue de son séjour en ville, elle découvrit des traiteurs qui préparaient un barbecue sur la terrasse.
Elle s’allongea sur le divan sous le Valmier puis écouta les bruits de la mer. Elle entendait, dans la cuisine, Piper rendre compte à Pape de son examen médical. C’était bien inutile – on lui avait accordé le meilleur des bulletins de santé – mais tous deux étaient friands de détails.
Piper et Raebel passèrent un chandail et sortirent sur la terrasse où ils se tinrent près des braises pour s’y chauffer les mains ; Angie se retrouva seule dans le séjour en compagnie du réalisateur.
— Tu t’apprêtais à m’expliquer, David, ce que tu étais monté faire là-haut en orbite…
— Chercher de vrais solitaires. (Il passa une main dans ses cheveux emmêlés, à rebrousse-poil.) Ça vient d’un truc que je voulais faire l’an dernier, avec des communautés volontaires en Afrique. Le problème, une fois arrivé là-haut, c’est que j’ai appris que quiconque est prêt à aller aussi loin pour vivre effectivement seul en orbite est en général décidé à le rester et ne supporte aucune intrusion.
— Tu as enregistré des choses ? Réalisé des entretiens ?
— Non. Je voulais trouver ces gens et les convaincre d’enregistrer eux-mêmes les séquences.
— Et tu as réussi ?
— Non. J’ai entendu beaucoup d’histoires, pourtant. Des sacrées histoires. Un pilote de navette prétendait que des enfants-loups vivaient dans une usine pharmaceutique japonaise désaffectée. Toute une histoire apocryphe est réellement en train de se bâtir là-haut avec des vaisseaux fantômes, des cités perdues… Il y a là-dedans quelque chose de pathétique, quand on y pense. Je veux dire, tout cela est bloqué là-haut en orbite. Dans cet univers entièrement conçu par la main de l’homme, connu, attribué, cartographié. C’est comme de voir des mythes s’enraciner dans un parking. Mais je suppose que les gens ont besoin de ça, non ?
— Oui, dit-elle, songeant à Legba, à Maman Brigitte, aux mille cierges…
— J’aurais bien aimé, malgré tout, entrer en contact avec Dame Jane. Une histoire tellement stupéfiante. Du pur gothique.
— Dame Jane ?
— Tessier-Ashpool. Sa famille a construit le tore de Zonelibre. Les pionniers de l’orbite haute. Le Script a une vidéo superbe… On dit qu’elle a tué son père. Elle est la dernière de la lignée. L’argent s’est tari depuis des années. Elle a tout vendu, fait découper son domaine de l’extrémité du fuseau pour le transférer sur une autre orbite…
Angie se redressa sur le divan, les genoux serrés, les doigts noués autour. Des filets de sueur coulaient sur ses côtes.
— Tu ne connais pas cette histoire ?
— Non, fit-elle.
— Elle est intéressante en soi, parce qu’elle te montre à quel point ils étaient friands d’obscurité. Ils ont consacré leur fortune à fuir la presse. Tessier, c’était la mère, Ashpool, le père. Ils ont construit Zonelibre quand il n’y avait encore rien de comparable et se sont considérablement enrichis dans la foulée, talonnant sans doute Josef Virek à la mort d’Ashpool. Et bien sûr, dans le même temps, ils sont devenus merveilleusement excentriques, jusqu’à cloner systématiquement leur progéniture…
— Ça paraît… terrifiant. Et tu as vraiment essayé de la trouver ?
— J’ai fait des recherches. Le Script m’a trouvé cette vidéo de Becker et bien sûr son orbite est dans l’annuaire, mais inutile de débarquer là-bas quand on n’est pas invité ! Et puis, voilà que Hilton me contacte et me demande de redescendre me remettre au boulot… Tu ne te sens pas bien ?
— Si… je… Je crois que je vais me changer, passer quelque chose de plus chaud.
Après le dîner, au moment du café, elle s’excusa et leur souhaita bonne nuit.
Porphyre la suivit en bas de l’escalier. Il était resté près d’elle au cours du repas, comme s’il décelait son nouveau malaise. Non, se dit-elle, pas maintenant ; l’avant, le toujours, le maintenant-et-à-jamais étaient là. Toutes ces choses que la drogue avait tenues à distance.
— Faites attention, mam’zelle, dit-il, trop bas pour être entendu des autres.
— Ça va, dit-elle. C’est tous ces gens. Je ne m’y habitue pas encore.
Il resta là à la regarder, éclat des braises mourantes derrière son crâne élégamment modelé, subtilement inhumain, jusqu’à ce qu’elle fasse demi-tour et gravisse les marches.
Elle entendit l’hélicoptère qui venait les chercher une heure plus tard.
— Maison, demanda-t-elle. Je veux voir la vidéo du Script.
Pendant que se déroulait l’écran mural, elle rouvrit la porte de la chambre et resta un moment en haut des marches, pour écouter les bruits de la maison à présent vide : le ressac, le bourdonnement du lave-vaisselle, le vent qui faisait claquer les fenêtres de la terrasse.
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