« Ainsi donc, c’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez », Saint Matthieu , 7, 16.
« … Je ne puis vous décrire Plaisance, écrivit Strange à Henry Woodhope, étant donné que je n’y ai pas séjourné assez longtemps pour visiter la ville. Je suis arrivé au soir. Après dîner, j’ai décidé de me promener pendant une demi-heure, mais, après m’être engagé sur la grande piazza, j’ai été immédiatement frappé par une urne imposante sur son socle, dont les longues ombres noires s’allongeaient sur les dalles. Deux ou trois lianes de lierre ou de quelque autre plante grimpante émergeaient du col de l’urne, mais elles étaient mortes. Je ne saurais dire pourquoi, cette vue m’a semblé si profondément mélancolique que je n’ai pu la supporter. On eût cru une allégorie de la perte, de la mort et du malheur. Je suis rentré à l’auberge, me suis couché sur-le-champ et suis parti au matin pour Turin. »
L’Arbre du savoir , de Gregory Absalom (1507-1599).
Célèbre café de la place Saint-Marc.
La tante Greysteel parle sans doute de la Derwent. Autrefois, alors que John Uskglass était encore un enfant captif du pays des fées, un roi de ce pays prédit que, si Uskglass atteignait l’âge adulte, tous les anciens royaumes des fées s’écrouleraient. Le roi envoya ses serviteurs en Angleterre chercher un couteau de fer pour tuer John. Le couteau fut forgé sur les berges de la Derwent, dont les eaux servirent à refroidir le métal incandescent. La tentative d’assassinat de John Uskglass échoua toutefois, et le roi et son clan furent anéantis par l’enfant magicien. Quand John Uskglass entra en Angleterre et établit son royaume, ses compagnons-fées partirent à la recherche du forgeron. Ils le tuèrent, ainsi que sa famille, détruisirent sa maison et jetèrent des sortilèges sur la Derwent pour la punir de son rôle dans la fabrication du couteau maléfique.
Les vues que Strange exprime à ce stade sont follement optimistes et romantiques. La littérature magique anglaise abonde en exemples de fées dont les pouvoirs étaient limités, ou qui étaient stupides ou ignares.
Jacques Belasis était réputé pour avoir mis au point un excellent sortilège destiné à invoquer les esprits-fées. Malheureusement, l’unique exemplaire du chef-d’œuvre de Belasis, Les Instructions , se trouvait dans la bibliothèque de Hurtfew, et Strange ne l’avait jamais vu. Tout ce qu’il en connaissait se réduisait à de vagues comptes-rendus dans des livres d’histoire postérieurs. L’on doit donc présumer que Strange recréait cette magie et n’avait qu’une idée des plus vagues du but qu’il poursuivait.
Par contraste, le sortilège communément attribué au maître de Doncaster est très connu et apparaît dans nombre d’ouvrages largement disponibles. L’identité du maître de Doncaster demeure inconnue. Son existence se déduit d’une poignée d’allusions, dans les histoires des Argentins, à des magiciens du XIII esiècle qui acquéraient des sortilèges et des procédés magiques « à la Doncaster ». De plus, il est loin d’être clair que toute la magie attribuée au maître de Doncaster soit l’œuvre d’un seul homme. Cette incertitude a conduit des historiens de la magie à postuler l’existence d’un second magicien, encore plus obscur que le premier, le pseudo-maître de Doncaster. Si, comme il a été prouvé d’une manière convaincante, le maître de Doncaster était en réalité John Uskglass, alors il est logique de supposer que le sort d’invocation a été créé par le pseudo-maître. Il semble en effet hautement improbable que John Uskglass eût eu besoin d’un sort pour invoquer les fées. Sa cour en était remplie, après tout.
Par la suite, le Signor Tosetti devait confesser aux Greysteel qu’il croyait savoir qui était la vieille lady de Cannaregio. Il avait souvent entendu son histoire en parcourant la ville mais, tant qu’il n’avait pas vu son héroïne de ses yeux, il l’avait tenue pour une fable, un conte destiné à effrayer les esprits jeunes et les naïfs.
Son père était juif, semble-t-il, et sa mère descendait de la moitié des peuples d’Europe. Dans son enfance, elle avait appris plusieurs langues et les parlait toutes à la perfection. Il n’y avait rien qu’elle ne pût maîtriser si elle s’en donnait la peine. Elle apprenait pour le plaisir. À l’âge de seize ans, elle parlait non seulement le français, l’italien et l’allemand, qui font partie des talents courants d’une lady, mais toutes les langues du monde civilisé (et non civilisé). Ainsi, elle parlait l’idiome des Highlands d’Écosse (proche d’un chant). Elle parlait le basque, langue qui laisse rarement une impression dans l’esprit de tout autre peuple, de sorte qu’un homme peut l’entendre aussi souvent et aussi longtemps qu’il le désire sans jamais pouvoir se rappeler ensuite une seule syllabe. Elle assimila même la langue d’un pays inconnu dont certains, avait-on rapporté au Signor Tosetti, croyaient qu’il existait toujours, même si nul au monde ne savait où il se trouvait. (C’était ce qu’on appelait le pays de Galles.)
Elle voyagea dans le monde entier et fut présentée à des rois et à des reines, à des archiducs et à des archiduchesses, à des princes et à des évêques, à des Grafen et à des Grafinen . À chacun de tous ces importants personnages elle s’adressait dans la langue qu’il ou elle avait apprise enfant, et tous proclamèrent sa qualité de prodige. Et elle finit par arriver à Venise.
Cette lady n’avait jamais appris à modérer ses exigences en quoi que ce soit. Son appétit de toutes choses rivalisait avec sa soif de connaissances, et elle avait épousé un homme qui était son semblable. Cette lady et son époux vinrent au Carnavale et ne repartirent plus. Ils jouèrent toute leur fortune dans les Ridóttos , perdirent leur santé dans d’autres plaisirs. Un beau matin où l’aurore teintait de rose et d’argent tous les canaux de Venise, l’époux s’étendit sur les pavés humides des Fundamenta dei Mori et expira. Nul ne put rien pour le sauver. Quant à sa femme, elle eût aussi bien fait de l’imiter, car elle n’avait pas d’argent ni nulle part où aller. Mais les Juifs se souvinrent qu’elle avait quelque droit à leur charité, puisqu’elle était en quelque sorte juive (bien qu’elle ne l’eût jamais reconnu auparavant), ou peut-être compatirent-ils à ses souffrances (car les Juifs avaient beaucoup souffert à Venise). Quoi qu’il en soit, ils l’accueillirent dans le Ghetto. Il existe différentes versions des événements postérieurs, mais toutes s’accordent à dire qu’elle a vécu parmi les Juifs, sans jamais être des leurs. Elle a vécu ensuite dans la solitude par sa faute ou la leur, je l’ignore. Il s’écoula beaucoup de temps sans qu’elle parlât à âme qui vive ; un grand vent de démence s’engouffra en elle et emporta toutes ses langues. Elle oublia l’italien, elle oublia l’anglais, elle oublia le latin, elle oublia le basque, elle oublia le gallois, elle oublia toutes les choses du monde hormis la langue des chats. Et celle-là, prétend-on, elle la parlait encore merveilleusement bien.
Col-Tom-Blue était le plus célèbre serviteur de Ralph Stokesey ; maître Witcherley, lui, assistait Martin Pale.
Cette dame, la plus belle et la plus passionnée des sœurs de Napoléon Bonaparte, était encline à prendre des amants et à poser nue pour des sculpteurs.
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