Susanna Clarke - Jonathan Strange & Mr Norrell

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1806 : dans une Angleterre usée par les guerres napoléoniennes, un magicien à la mode ancienne, un certain Mr Norrell, offre ses services pour empêcher l’avance de la flotte française. En quelques tours, il redonne l’avantage aux Anglais. Norrell devient la coqueluche du pays.
Voguant sur sa gloire, il fait la connaissance d’un jeune et brillant magicien qu’il prend sous son aile, Jonathan Strange. Ensemble, les deux hommes vont éblouir l’Angleterre par leurs prouesses. Jusqu’à ce que l’audacieux Strange, attiré par les aspects les plus sombres de la magie, provoque la colère de Mr Norrell.
L’association tourne à la rivalité, causant bientôt des ravages insoupçonnables...

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Susanna Clarke

Jonathan Strange & Mr Norrell

En mémoire de mon frère,

Paul Frederick Gunn Clarke (1961–2000)

Volume I

Mr NORELL

Il ne parlait presque jamais magie et,

quand il s’y risquait, c’était comme une leçon d’histoire

et personne ne pouvait supporter de l’écouter.

1

La bibliothèque de Hurtfew

Automne 1806 – janvier 1807

Voilà quelques années, dans la bonne ville d’York, il existait une société de magiciens. Ces messieurs se réunissaient le troisième mercredi du mois et échangeaient de longues et ennuyeuses communications sur l’histoire de la magie anglaise.

C’étaient des « gentlemen magiciens », ce qui signifie que leur magie n’avait jamais nui à personne – ni fait aucun bien. En réalité, il faut l’avouer, aucun de ces magiciens n’avait jamais jeté le plus petit sort, ni par sa vertu magique fait trembler une feuille sur un arbre, modifié la trajectoire d’un seul atome de poussière ou touché à un cheveu de la tête de quiconque. Cependant, en dépit de cette unique menue réserve, ils étaient réputés pour compter parmi les gentlemen les plus sages et les plus magiques du Yorkshire.

Un grand magicien a dit des praticiens de sa profession qu’ils « devaient se creuser et se torturer la cervelle afin d’y faire entrer la moindre connaissance, mais que les querelles leur venaient toujours très naturellement [1] The History and Practice of English Magic ( L’Histoire et la Pratique de la magie anglaise ), Jonathan Strange, vol. 1, chap. II, John Murray éd., Londres, 1816. [Toutes les notes, sauf mention spéciale, sont de l’auteure.] ». Depuis bon nombre d’années, les magiciens d’York attestaient la vérité de ce jugement.

À l’automne 1806, ils accueillirent une recrue en la personne d’un gentilhomme du nom de John Segundus. Lors de la première réunion à laquelle il assista, Mr Segundus se leva et prit la parole devant la société. Il commença par complimenter ses confrères de leur histoire distinguée ; il énuméra les nombreux et célèbres magiciens et historiens qui, à un moment ou à un autre, avaient appartenu à la Société d’York. Il laissa entendre que la connaissance de l’existence d’une telle société l’avait rien moins qu’incité à venir à York. Les magiciens du Nord, rappela-t-il à ses auditeurs, avaient toujours été plus respectés que ceux du Sud. Mr Segundus affirma étudier la magie depuis de nombreuses années, il connaissait l’histoire de tous les grands magiciens des temps jadis. Il se procurait les nouvelles publications sur le sujet et avait même apporté sa modeste contribution à leur nombre. Récemment, néanmoins, il avait commencé à se demander pourquoi les hauts faits de magie qu’il lisait dans ces ouvrages restaient des mots et n’étaient plus visibles dans les rues, ni n’avaient plus les honneurs de la presse. Mr Segundus désirait comprendre, disait-il, pourquoi les magiciens modernes étaient incapables d’exercer la magie sur laquelle ils écrivaient. Bref, il voulait savoir pourquoi il n’y avait plus de magie en Angleterre.

Cette question était la plus banale du monde. Tôt ou tard, tout enfant du royaume la posait à sa gouvernante, à son maître ou à ses parents. Pourtant les membres savants de la Société d’York n’aimèrent pas du tout se l’entendre poser, et voici quelle en était la raison : ils n’étaient pas plus capables d’y répondre que le premier venu.

Le président de la Société d’York (qui s’appelait le Dr Foxcastle) se tourna vers John Segundus et expliqua que ce n’était pas une bonne question.

— Elle présuppose que les magiciens ont plus ou moins le devoir d’appliquer la magie, ce qui est évidemment absurde. Vous ne voulez pas insinuer, je présume, que les botanistes ont pour tâche de concevoir de nouvelles fleurs ? Ou que les astronomes devraient peiner afin de réarranger les étoiles ? Les magiciens, monsieur Segundus, étudient la magie qui a été réalisée par le passé. Pourquoi devrait-on en attendre davantage ?

Un homme âgé aux yeux d’un bleu terne, avec des vêtements tout aussi ternes (un certain Hart ou Hunt, Mr Segundus ne put jamais vraiment retenir son nom), déclara d’une voix terne que cela n’avait aucune importance qu’on en attendît davantage ou pas. Un gentleman était incapable de magie. La magie, c’était ce que les sorciers des rues prétendaient faire afin de dérober leurs pennies aux enfants. La magie, au sens pratique du mot, avait beaucoup décliné. Elle avait de mauvaises fréquentations. Elle était l’amie de cœur des faces mal rasées, des gitans, des cambrioleurs ; l’habituée des chambres miteuses aux rideaux sales et jaunis. Ah, non ! Un gentilhomme était incapable de magie. Un gentilhomme pouvait étudier l’histoire de la magie, ce qui était d’une grande noblesse ; la pratiquer, non. Le monsieur âgé regarda Mr Segundus de ses yeux ternes et paternels, puis déclara qu’il espérait que Mr Segundus n’avait pas tenté de jeter des sorts.

Mr Segundus rougit.

Cependant, la fameuse maxime du magicien était toujours valable : deux magiciens – en l’occurrence, le Dr Foxcastle et Mr Hunt ou Hart – ne pouvaient tomber d’accord sans que deux autres pensassent exactement le contraire. Plusieurs de ces messieurs découvrirent qu’ils partageaient entièrement l’avis de Mr Segundus et qu’aucune autre question dans toute la science de la magie n’était aussi importante que celle-là. Le principal partisan de Mr Segundus était un gentleman nommé Honeyfoot, un sieur de cinquante-cinq ans, agréable, amical, au teint sanguin et aux cheveux gris. Comme les échanges devenaient plus âpres et que le Dr Foxcastle se montrait de plus en plus sarcastique envers Mr Segundus, Mr Honeyfoot se tourna à maintes reprises et lui chuchota des paroles de réconfort telles que : « Ne leur prêtez point attention, monsieur, je suis entièrement de votre avis », ou « Vous avez tout à fait raison, monsieur, ne vous laissez pas influencer ». Ou encore : « Vous avez mis dans le mille ! Oui, monsieur ! L’absence de la bonne question nous bridait. Maintenant que vous êtes là, nous allons réaliser de grandes choses. »

Des paroles aussi aimables ne manquèrent pas de trouver une oreille reconnaissante en John Segundus, dont l’émotion se lisait clairement sur le visage.

— Je crains de m’être rendu désagréable, murmura-t-il à Mr Honeyfoot. Telle n’était pas mon intention. J’avais espéré l’approbation de ces messieurs.

Au début Mr Segundus était enclin au découragement, mais une sortie particulièrement fielleuse du Dr Foxcastle provoqua en lui une légère indignation.

— Ce monsieur, disait le Dr Foxcastle, en fixant un regard froid sur Mr Segundus, paraît vouloir à tout prix que nous partagions le sort malheureux de la Société savante des magiciens de Manchester !

Mr Segundus inclina la tête en direction de Mr Honeyfoot et répondit :

— Je ne m’attendais pas à trouver les magiciens du Yorkshire aussi obstinés. Si la magie n’a pas d’amis au Yorkshire, où pourrions-nous en trouver ?

L’amabilité de Mr Honeyfoot envers Mr Segundus ne se limita pas à cette soirée. Il invita Mr Segundus dans sa demeure de High-Petergate à partager un bon dîner avec Mrs Honeyfoot et ses trois jolies filles, geste que Mr Segundus, célibataire et peu en fonds, sut apprécier. Après dîner, Miss Honeyfoot joua du piano et Miss Jane chanta en italien. Le lendemain, Mrs Honeyfoot déclarait à son époux que Mr Segundus était un vrai gentleman ; elle craignait néanmoins qu’il ne tirât jamais profit de cette qualité, car il n’était pas de bon ton d’être bon, doux et modeste.

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