Elle voyait de nombreux escaliers monter en tournant dans la maison. De grands escaliers au début, qui devenaient rapidement plus étroits et plus sinueux à mesure qu’elle s’élevait plus haut jusqu’à n’être plus au sommet que des fentes et des brèches dans la maçonnerie qu’un enfant pouvait remarquer et par lequel il pouvait se glisser. Les dernières donnaient sur une petite porte en bois brut.
N’ayant point de raison d’avoir peur, elle poussa celle-ci, mais ce qu’elle découvrit de l’autre côté lui arracha un cri. Il lui sembla que mille et mille oiseaux peuplaient l’air, si bien qu’il n’y avait plus ni jour ni nuit, seulement un grand tourbillon d’ailes noires. Un vent, qui paraissait venir de très loin, lui donna l’impression d’une immensité, comme si elle était montée au ciel et qu’elle l’eût trouvé plein de corbeaux. La fille du gantier commençait à avoir très peur ; à cet instant, elle entendit prononcer son nom. Aussitôt les oiseaux disparurent et elle se retrouva dans une petite salle aux murs et au sol de pierre nue, où il n’y avait aucun mobilier d’aucune sorte. Un homme était assis par terre, qui l’appelait de la main et répéta son nom en lui disant de ne pas avoir peur. Il avait de longs cheveux noirs hirsutes, des habits noirs en loques. Il n’y avait rien de royal en lui, et le seul insigne de sa qualité de magicien était le grand bassin d’argent rempli d’eau à son côté. La fille du gantier resta auprès de l’homme pendant quelques heures jusqu’au crépuscule, où il la fit redescendre tout en bas et la remit sur le chemin de la cité et de sa maison.
Cf . chapitre XXXIII, la note concernant la rencontre d’un fermier du Yorkshire avec le roi Corbeau et ses gens, sur une route longeant son champ.
Le récit le plus mystérieux du retour de John Uskglass était peut-être celui d’un marin basque, survivant de la grande Armada du roi d’Espagne. Après que son navire eut été brisé par les tempêtes sur les côtes de l’extrême nord de l’Angleterre, le marin et deux de ses compagnons d’infortune s’étaient réfugiés à l’intérieur des terres. Ils n’osaient pas s’approcher des villages, mais c’était l’hiver, et une épaisse couche de gel recouvrait le sol ; ils redoutaient de mourir de froid. À la nuit tombante, ils trouvèrent une construction de pierre vide sur un versant élevé de terre nue et gelée. Il faisait presque noir à l’intérieur, bien que de hautes ouvertures dans le mur laissassent entrer la clarté des étoiles. Ils s’étendirent sur la terre battue et s’endormirent.
Le marin basque rêva qu’un roi les observait.
Il s’éveilla. Au-dessus de lui, des rais d’une lumière grise perçaient les ténèbres hivernales. Dans les ombres à l’autre extrémité de l’édifice, il crut apercevoir une estrade de pierre. Comme la lumière grandissait, il distingua une forme sur l’estrade : un fauteuil ou un trône. Un homme était assis sur le trône, un homme blême aux longs cheveux noirs, enveloppé dans une toge noire. Terrifié, le marin réveilla ses compagnons pour leur montrer la vision surnaturelle de celui qui siégeait sur le trône. L’homme semblait les regarder, mais sans bouger ne fût-ce qu’un doigt ; pourtant, il ne leur vint pas à l’esprit de douter qu’il fût vivant. Ils se ruèrent en trébuchant vers la porte et s’enfuirent à travers les champs gelés.
Le marin basque eut tôt fait de perdre ses compagnons : l’un mourut de froid et d’une angine de poitrine dans la semaine ; l’autre, décidé à tenter de regagner le golfe de Gascogne, se mit à marcher vers le sud et nul ne sait ce qu’il advint de lui. Mais le marin basque, lui, resta dans le comté de Cumbria et fut recueilli par des fermiers. Il devint domestique dans cette même ferme et épousa une demoiselle d’une ferme voisine. Toute sa vie, il raconta l’histoire de la grange de pierre sur les monts élevés ; par ses nouveaux amis et voisins, il apprit à croire que l’homme qui siégeait sur le trône noir était le roi Corbeau. Le marin basque ne retrouva jamais la grange de pierre, pas plus que ses amis ni aucun de ses enfants.
Et toute sa vie, chaque fois qu’il allait en des lieux obscurs, il répétait : « Je te salue, Seigneur, et te souhaite la bienvenue dans mon cœur », au cas où le roi blême aux longs cheveux noirs sur son trône le guetterait dans les ténèbres. Or les étendues de l’Angleterre du Nord comptent mille et mille ténèbres, mille et mille palais du futur roi. « Je te salue, Seigneur, et te souhaite la bienvenue dans mon cœur. »
A Faire Wood Withering – Dépérissement d’un bois enchanté – (1444), de Peter Watershippe. Voici, sous la plume d’un magicien contemporain, une description remarquablement documentée du déclin de la magie anglaise après que John Uskglass eut quitté l’Angleterre. En 1434, année du départ d’Uskglass, Watershippe était un jeune homme de vingt-cinq ans qui commençait à peine à pratiquer la magie à Norwich. Dépérissement d’un bois enchanté contient des exposés précis de charmes qui étaient parfaitement utilisables tant qu’Uskglass et ses sujets féeriques demeuraient en Angleterre, mais qui n’eurent plus d’effet après leur départ. Il est remarquable qu’une importante proportion de notre connaissance de la magie anglaise auréate nous vienne de Watershippe. Son Dépérissement d’un bois enchanté paraît un livre d’humeur tant qu’on ne le compare pas avec deux de ses ouvrages plus tardifs : Défense de mes actions écrites lors de mon injuste emprisonnement dans le château de Newark (1459-1460) et Crimes du faux roi (écrit v. 1461, publié en 1697, Penzance).
Allusion transparente à l’exquise pièce de Shakespeare, Songe d’une nuit d’été (N.d.T.) .
Domicile londonien de Lord Liverpool, un étrange vieil hôtel particulier, plein de coins et de recoins, qui se trouvait au bord de la Tamise.
Les habitants de Bruxelles et les diverses armées occupant la ville furent intrigués d’apprendre qu’ils se trouvaient désormais dans un pays lointain. Malheureusement, ils étaient plus occupés par les préparatifs de la bataille à venir (ou, dans le cas de la partie la plus fortunée et la plus frivole de la population, par ceux du bal que la duchesse de Richmond donnait le soir même), et presque personne n’eut le temps d’aller découvrir à quoi ressemblait leur nouveau pays ou qui étaient ses indigènes. En conséquence, pendant longtemps on ne sut pas où précisément Strange avait placé Bruxelles en cet après-midi de juin.
En 1830, un trappeur négociant du nom de Pearson Denby voyageait dans le pays des Grandes Plaines. Un chef Lakota de sa connaissance, « Homme-qui-a-peur-de-l’eau », l’aborda. Homme-qui-a-peur-de-l’eau voulait savoir s’il pouvait acheter pour son compte des boules de feu noir. Homme-qui-a-peur-de-l’eau lui expliqua qu’il avait l’intention de guerroyer contre ses ennemis et avait donc un besoin urgent des boules. Il dit qu’à une époque il avait possédé une cinquantaine de ces boules et qu’il les avait toujours utilisées avec modération, mais qu’il n’en avait plus. Denby ne comprenait pas. Il demanda à Homme-qui-a-peur-de-l’eau s’il voulait parler de munitions. Non, répondit Homme-qui-a-peur-de-l’eau. Cela ressemblait à des munitions, quoique en beaucoup plus gros. Il emmena Denby à son campement et lui montra un obusier en cuivre de 140 mm fabriqué par la Carron Company de Falkirk en Écosse. Denby fut étonné et demanda à Homme-qui-a-peur-de-l’eau comment il s’était procuré ce canon en premier lieu. Homme-qui-a-peur-de-l’eau raconta qu’une tribu s’appelant le Peuple Imparfait habitait dans des montagnes avoisinantes. Cette tribu avait été créée très soudainement un certain été ; son Créateur n’avait donné toutefois à ses membres qu’un des talents dont les hommes avaient besoin pour survivre, celui de se battre. Tous les autres savoir-faire leur manquaient ; ils ne savaient pas chasser le bison ou l’antilope, ni dresser les chevaux, ni se construire de maisons. Ils ne parvenaient même pas à se comprendre les uns les autres, étant donné que leur fou de créateur leur avait donné quatre ou cinq langues différentes. Mais ils avaient eu ce canon, qu’ils avaient échangé avec Homme-qui-a-peur-de-l’eau contre des vivres.
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