Si Mr Norrell a raison ou non de dire que les routes féeriques sont inoffensives, on peut en disputer. Ce sont des lieux enchantés, et il existe des dizaines de contes sur les étranges aventures qui arrivaient aux imprudents tentant de les emprunter. Le conte suivant est un des plus connus. Il est difficile de savoir quel était précisément le sort réservé aux voyageurs sur la route ; ce n’est sûrement pas un sort que vous et moi souhaiterions partager.
Au Yorkshire, à la fin du XVI esiècle, il y avait un homme qui était propriétaire d’une ferme. Tôt un matin d’été, il sortit avec deux ou trois de ses domestiques pour commencer la fenaison. Une brume blanche recouvrait les terres et l’air était frais. Le long d’un des côtés du champ courait une ancienne route des fées, délimitée par de hautes haies d’aubépines. De grandes herbes et des arbustes poussaient sur cette route, indistincte et ombreuse même aux plus beaux jours. Le paysan n’avait jamais aperçu personne sur la route des fées, mais ce matin-là, levant les yeux, lui et ses hommes virent un groupe de gens la longer. Leurs visages étaient inconnus, et leurs costumes bizarres. L’un d’eux, un homme, marchait à grands pas devant les autres. Il quitta la route pour s’avancer dans le champ. Il était vêtu de noir, beau et jeune ; et bien qu’ils ne l’eussent jamais vu, le paysan et ses domestiques le reconnurent immédiatement : c’était le roi des magiciens, John Uskglass. Ils s’agenouillèrent devant lui et il les releva. Il leur apprit qu’il entreprenait un voyage, et ils lui cédèrent un cheval, ainsi que des provisions de bouche. Ils allèrent chercher épouses et enfants ; John Uskglass les bénit et leur porta bonheur.
Le fermier regardait d’un air dubitatif les inconnus qui étaient restés sur la route des fées, mais John Uskglass lui assura qu’il n’avait rien à craindre. Il lui promit que ses gens ne lui nuiraient point. Puis il s’éloigna à cheval.
Les inconnus sur l’ancienne route des fées s’attardèrent un moment mais, aux premiers rayons du soleil brûlant d’été, ils s’évanouirent avec la brume.
Royal Warrant (« garantie royale »), autorisation que reçoit un commerçant de fournir la famille royale (N.d.T.) .
Ce portrait, aujourd’hui perdu, resta accroché dans la bibliothèque de Mr Norrell de novembre 1814 à l’été de l’année suivante, où il fut retiré. On ne l’a plus jamais revu depuis.
L’extrait suivant d’un volume de Mémoires relate les difficultés rencontrées par Mr Lawrence (depuis peu Sir Thomas Lawrence) pour peindre ce portrait. Il est également intéressant pour la lumière qu’il jette sur les relations de Mr Norrell avec Strange à la fin 1814. En dépit de maintes provocations, il semblerait que Strange se soit toujours efforcé de se montrer indulgent pour le vieux magicien et d’encourager les autres à l’imiter.
« Les deux magiciens posaient pour le tableau dans la bibliothèque de Mr Norrell. Mr Lawrence trouva en Mr Strange un homme des plus plaisants, et la partie du portrait qui lui était consacrée avançait bien. Mr Norrell, lui, se montra impatient dès le début. Il s’agitait dans son fauteuil et tendait le cou comme s’il essayait de voir les mains de Mr Lawrence, entreprise futile puisque le chevalet se dressait entre eux. Mr Lawrence pensa que son modèle devait se tourmenter pour son portrait et lui assura que tout allait bien. Mr Lawrence ajouta que Mr Norrell pouvait regarder si tel était son désir, mais cette proposition ne fit rien pour remédier aux trémoussements de Mr Norrell.
« Tout à coup Mr Norrell s’adressa à Mr Strange, qui se trouvait dans la pièce, occupé à écrire une missive à l’un des ministres : « Monsieur Strange, je sens un courant d’air ! Je suis sûr que la fenêtre derrière Mr Lawrence est ouverte ! Je vous en prie, monsieur Strange, allez voir si la fenêtre est ouverte ! » Sans lever les yeux, Strange répondit : « Non, la fenêtre est fermée. Vous vous trompez. » Quelques minutes plus tard, Mr Norrell crut entendre un marchand de pâtés en croûte sur la place et supplia Mr Strange d’aller regarder par la fenêtre. Une fois de plus Mr Strange refusa. C’était très étrange, et Mr Lawrence se mit à subodorer que tout l’émoi de Mr Norrell n’avait rien à voir avec les courants d’air, les marchands de pâtés en croûte et autres duchesses imaginaires, mais était à mettre au compte du portrait.
« Aussi, dès que Mr Norrell sortit de la pièce, Mr Lawrence demanda-t-il à Mr Strange ce qu’il en était. Au début, celui-ci répondit avec insistance que tout allait bien, mais Mr Lawrence, résolu à aller au fond des choses, le pressa de lui dire la vérité. Mr Strange soupira alors : « Oh, très bien ! Il s’est mis dans la tête que vous recopiez des sortilèges de ses livres derrière votre chevalet. »
« Mr Lawrence en fut bouleversé. Il avait réalisé le portrait des plus éminents personnages du royaume et n’avait jamais été soupçonné de vol auparavant. Il ne s’attendait pas à être traité ainsi.
« “Allez, reprit Mr Strange avec amabilité, ne cédez pas au courroux. S’il est un homme en Angleterre qui mérite notre patience, c’est Mr Norrell. Tout l’avenir de la magie anglaise repose sur ses épaules, et je puis vous assurer qu’il en sent tout le poids. Cela le rend un tantinet original. Que serait votre sentiment, monsieur Lawrence, je me demande, si un beau matin, à votre réveil, vous vous retrouviez le seul peintre d’Europe ? Ne vous sentiriez-vous pas un peu seul ? Ne sentiriez-vous pas sur vous les regards attentifs de Michel-Ange, de Raphaël, de Rembrandt et de tous les autres, comme s’ils vous défiaient et vous imploraient à la fois d’égaler leurs chefs-d’œuvre ? Ne seriez-vous pas parfois découragé et de mauvaise humeur ?” » Tiré des Souvenirs de Sir Thomas Lawrence au cours de près de trente ans de relations intimes , de Miss Crofft.
Thomas Lawrence, célèbre portraitiste anglais du XVIII esiècle (1769-1830) (N.d.T.) .
Francis Pevensey, magicien du XVI esiècle et auteur des Dix-Huit Merveilles à découvrir dans la maison d’Albion . Nous savons que Pevensey a été formé par Martin Pale. Son célèbre ouvrage, Les Dix-Huit Merveilles , présente toutes les caractéristiques de la magie de Pale, y compris son goût pour les diagrammes difficiles et un attirail de magie compliqué.
Pendant de nombreuses années, en tant que disciple de Martin Pale, Francis Pevensey a occupé une place mineure bien que respectable dans l’histoire de la magie anglaise. À la surprise générale, il devint brusquement l’objet d’une des plus âpres controverses de la théorie de la magie du XVIII esiècle.
Cela commença en 1754, avec la découverte d’un certain nombre de lettres au fond de la bibliothèque d’un gentleman de Stamford, dans le Lincolnshire. Elles étaient toutes écrites dans une graphie ancienne et portaient la signature de Martin Pale. Les clercs de la magie de l’époque furent transportés de joie.
Mais, après un examen plus approfondi, les lettres se révélèrent être des « lettres d’amour » qui ne contenaient aucun mot de magie du début à la fin. Elles étaient de l’espèce la plus passionnée qu’on pût imaginer : Pale comparait sa bien-aimée à une douce averse de pluie qu’il essuyait, à un feu auquel il se chauffait, à un tourment qu’il préférait à tout confort. Il y avait diverses allusions à des seins blancs comme le lait, à des jambes parfumées et à de longs et soyeux cheveux bruns entremêlés d’étoiles, et d’autres choses dépourvues de tout intérêt pour les spécialistes de magie qui avaient espéré des charmes magiques.
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