Le roi ne semble pas s’être grandement préoccupé des activités de l’alliance. Mais il s’y intéressa davantage quand certains présages magiques parurent montrer qu’un de ses propres vassaux les avait rejoints et complotait contre lui. L’homme qu’il suspectait s’appelait Robert Barbatus, comte de Wharfdale, un personnage si célèbre pour sa ruse et ses manigances qu’on le surnommait le Renard. Aux yeux du roi, il n’existait pas de plus grand crime que la trahison.
Quand le fils aîné du Renard, Henry Barbatus, fut emporté par les fièvres, le roi Corbeau le fit exhumer de son tombeau et le ramena à la vie pour qu’il lui révélât ce qu’il savait. Thomas de Dundale et William Lanchester éprouvaient tous deux un profond dégoût pour cette sorte particulière de magie et implorèrent le roi d’employer d’autres moyens. Mais le roi était en proie à une grande colère, et ils échouèrent à le dissuader. Il existait une centaine d’autres formes de magie auxquelles il aurait pu recourir, mais aucune n’était aussi rapide ou aussi efficace et, à l’instar de la plupart des grands magiciens, le roi Corbeau était avant tout pratique.
On dit que, dans sa fureur, le roi Corbeau battit Henry Barbatus. Dans la vie, Henry Barbatus avait été un superbe jeune homme, autant admiré pour sa belle physionomie et ses manières gracieuses qu’il était craint pour ses prouesses chevaleresques. Qu’un si noble chevalier eût été réduit à un pantin tremblant et pleurnicheur par la magie du roi provoqua le courroux de William Lanchester et fut, entre les deux magiciens, à l’origine d’une âpre querelle qui dura plusieurs années.
Pour mettre fin à la « vie » des cadavres, il faut leur arracher les yeux, la langue et le cœur.
« Pour ce qui est des soldats italiens morts au champ d’honneur, je puis seulement dire que nous regrettons vivement une telle cruauté vis-à-vis d’hommes qui avaient déjà grandement souffert. Mais nous avons été contraints d’agir comme nous l’avons fait. On ne parvenait point à les convaincre de laisser le magicien en paix. S’ils ne l’avaient pas tué, ils l’auraient assurément rendu fou. Nous avons été forcés de désigner deux hommes pour le garder pendant son sommeil, afin d’empêcher les morts de le toucher et de le réveiller. Ils avaient été si malmenés depuis leur trépas, les malheureux ! Ce n’était pas une vision qu’on pût souhaiter avoir à son réveil. À la fin, nous avons allumé un bûcher et les avons jetés dedans. »
Lord Fitzroy Somerset à son frère , 2 septembre 1812.
Le colonel Vickery avait reconnu les bois en question et découvert qu’ils regorgeaient de soldats français prêts à tirer sur l’armée britannique. Ses officiers discutaient justement de la riposte, quand Lord Wellington s’approcha à cheval. « Nous pourrions les contourner, j’imagine, dit Wellington, mais cela prendra du temps et je suis pressé. Où est donc notre magicien ? »
On alla chercher Strange.
— Monsieur Strange ! s’écria Lord Wellington. J’ai peine à croire que cela vous serait difficile de déplacer ces arbres ! Bien moins, j’en suis certain, que de dérouter quatre mille hommes de sept milles. Déplacez-moi ces bois, je vous prie !
Aussi Strange obéit-il aux ordres et déplaça-t-il les bois de l’autre côté de la vallée. Les soldats français se retrouvèrent tapis sur un aride flanc de colline et se rendirent très vite aux Britanniques.
En raison d’une erreur des cartes d’Espagne de Wellington, la cité de Pampelune n’était pas exactement à l’endroit où les Britanniques la croyaient. Wellington fut profondément déçu quand, après que son armée eut parcouru vingt milles en un jour, elle n’atteignit pas Pampelune, qui fut repérée dix milles plus au nord. Après une rapide discussion du problème, on trouva plus commode de demander à Mr Strange de déplacer la cité que de modifier toutes les cartes.
Ces églises de Saint-Jean-de-Luz furent une source d’embarras. Il n’y avait aucune raison de les déplacer. La vérité, c’était que, un dimanche martin, Strange buvait du cognac au petit-déjeuner dans un hôtel de Saint-Jean-de-Luz en compagnie de trois capitaines et de deux lieutenants du 16 ede dragons légers. Il commentait à ces messieurs la théorie qui expliquait la téléportation magique de divers objets. C’était une entreprise totalement vaine de sa part : eussent-ils été sobres, ils ne l’auraient déjà pas très bien comprise, or ni eux ni Strange n’étaient sobres depuis deux jours. À titre d’exemple, Strange intervertit les positions des deux églises encore remplies de leurs ouailles. Il avait la ferme intention de les rechanger avant la sortie de la messe, mais peu après il se trouvait convié à une partie de billard et n’y pensa plus. Au reste, malgré ses nombreuses assurances, Strange ne trouva jamais le temps ni l’inclination pour remettre la rivière, le bois, la cité ou quoi que ce fût à sa place d’origine.
Le gouvernement britannique fit Lord Wellington duc. Dans le même temps, il fut question d’anoblir Strange. « Un titre de baronnet est le moins qu’il puisse espérer, expliqua Lord Liverpool à Sir Walter, et nous serions parfaitement en droit de faire mieux. Que diriez-vous d’une vicomté ? » La raison pour laquelle cela resta lettre morte, c’était que, comme Sir Walter le souligna, il était absolument impossible de conférer un titre à Strange sans réserver le même traitement à Norrell. Or, nul au gouvernement n’aimait assez Norrell pour en avoir le désir. L’idée de devoir s’adresser à Mr Norrell en lui donnant du « Sir Gilbert » ou du « monsieur le vicomte » était plutôt décourageante.
Dans La Vie de Jonathan Strange , John Segundus dispute d’autres circonstances où il croit que les dernières actions de Strange étaient influencées par le duc de Wellington.
Peintre italien spécialiste de mythologies baroques (1639-1707). Il fut admiré de Charles II, pour qui il décora le château de Windsor (N.d.T.) .
Nom latin de la Grande-Bretagne (N.d.T.) .
La Fontaine, Fables , XI (N.d.T) .
Il est probable qu’Ormskirk n’en avait pas non plus la moindre idée. Il avait simplement consigné un charme qui lui avait été confié par quelqu’un d’autre ou qu’il avait trouvé dans un livre. C’est l’éternel problème posé par les écrits des magiciens argentins. Dans leur désir de conserver la moindre bribe de science magique, ils étaient souvent amenés à noter ce qui leur demeurait incompréhensible.
Cette pièce d’eau et sa double rangée d’arbres étaient tout ce qui restait d’un vaste jardin d’agrément, dessiné par le roi William III, et qui avait été commencé sans être jamais achevé. Il avait été abandonné après que le coût s’en fut révélé par trop cher. On avait laissé les terres retourner à leur état antérieur de parc et de prés.
Charles James Fox, un homme politique d’opinion radicale, était décédé quelque huit ans plus tôt. Ce propos montre à quel point le roi avait l’esprit dérangé : Mr Fox était un célèbre athée qui n’aurait mis les pieds dans une église sous aucun prétexte.
Lorsque, par la suite, Strange repassa les événements de la matinée dans son esprit, il ne put que supposer que le flûtiste n’avait pas tenté de le tromper au moyen du goût.
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