— Je sais. Il prépare son examen à mi-temps. Janine me l’a dit.
— Janine. Elle pense que pour être féministe il faut croire tout le temps la fille. Moi je pense qu’il faut traiter tout le monde de la même façon, dans la mesure du possible. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Mais je sais que je ne sais pas. Je sais que Wim s’est rendu la vie beaucoup plus difficile à cause de ça. » Hugh avait l’air terriblement sérieux. Il est plus petit que moi et un peu rondouillard, et avec ses taches de rousseur il est facile de le prendre pour un petit garçon et pour un imbécile, mais ce n’est pas le cas.
« Qu’est-ce que ça peut te faire ? » ai-je demandé. Nous étions presque à l’arrêt et le bus n’était pas encore arrivé. Un tas de filles d’Arlinghurst traînaient en attendant. Hugh s’est assis sur un muret et je me suis accroupie à côté de lui.
« Wim m’a sauvé la vie, a-t-il dit tranquillement. Enfin, ma santé mentale. Il a empêché un groupe de garçons de me tabasser et après, au lieu de partir, il est resté bavarder avec moi. Il m’a prêté Citoyen de la Galaxie. J’avais douze ans et lui quinze, mais il m’a traité en être humain, pas comme un morveux. Je pense qu’il a droit au bénéfice du doute.
— Quoi qu’il ait fait à Ruthie ?
— Non, pas quoi qu’il ait fait, mais jusqu’à ce que nous sachions ce qu’il a fait. » Hugh a haussé les épaules et rougi encore. « Pour ce que ça vaut, je crois que sans doute ils l’ont fait… euh, par consentement mutuel. Ils ont été imprudents et Ruthie a paniqué. Il n’y a pas de quoi condamner quelqu’un au dernier cercle de l’Enfer. »
Je ne savais que dire. Mon père avait été forcé d’épouser ma mère parce qu’elle était enceinte et voyez ce que ça a donné. Par chance le bus arrivait au coin de la rue et il m’a épargné de dire quoi que ce soit. J’ai pris mon sac des mains de Hugh et me suis avancée vers la queue.
« À mardi », ai-je dit en montant dans le bus.
Gill était juste devant moi. Elle s’est retournée et m’a lancé un regard de profond mépris.
Dimanche 16 décembre 1979
Tant que je ne pense pas que ce sont des marionnettes, je peux passer des moments vraiment agréables avec eux. Hier je n’y ai pratiquement pas pensé. Je n’avais tout simplement pas à l’esprit tout ce que j’ai fait, avec la magie, et je pouvais me conduire comme s’ils faisaient tous les deux tout à fait naturellement partie de mon karass.
Mais aujourd’hui, en y réfléchissant, je ne peux bien sûr pas m’empêcher d’y repenser.
Quand nous étions petites, une fois, tante Lillian nous avait acheté une poupée qui parlait. Elle s’appelait Rosebud et c’était exactement le genre de poupée dont les petites filles sont censées rêver. Elle fermait les yeux quand on la couchait et les rouvrait quand on la prenait. Elle avait un joli visage vide sans aucune personnalité et une robe blanche imprimée d’un motif de boutons de rose. Elle avait des chaussures roses qu’on lui mettait et qu’on lui retirait, et des cheveux dorés qu’on pouvait peigner. Et un fil sur la poitrine qu’on tirait pour la faire parler. Elle savait dire deux choses : « Bonjour, je m’appelle Rosebud » et « Jouons à l’éco-ole ! » Si on tirait le fil lentement, elle les disait d’une voix profonde, et si on le tirait vraiment vite, elle vagissait.
Le problème, avec Rosebud-qui-parlait-vraiment, c’était que nos autres poupées pouvaient faire semblant de parler, et que c’était mieux. Notre collection de poupées (qui étaient pour la plupart estropiées – un bras ou une jambe en moins – ou qui étaient des animaux plutôt que des humains) vivaient des aventures épiques après une guerre nucléaire ou bien sauvaient des dragons de méchantes princesses. Notre vieille Pippa tout amochée, avec son unique bras et sa perruque mitée (Mor lui avait coupé les cheveux pour la déguiser en soldat) pouvait se dresser en criant vengeance contre le mauvais seigneur Chien (le chien en peluche avait une moustache qu’on pouvait tortiller, il obtenait donc souvent les rôles de méchant), et Rosebud n’était pas de taille, ne sachant que dire « Jouons à l’éco-ole ».
Je ne veux pas d’un karass comme Rosebud.
Je ne veux pas dire non plus que je veux d’un karass comme Pippa, Chien, Jr et les autres, ce n’est donc pas une bonne analogie. (Mes jouets ne me manquent pas. Je ne jouerais plus avec eux, de toute façon. J’ai quinze ans. C’est mon enfance qui me manque.) Jr était un garçon en plastique qui faisait de la moto, un de nos rares jouets « humains ». Son nom venait de L’Aube des nouveaux jours, de Ward Moore. Je trouvais audacieux et américain d’avoir un nom étrange comme ça sans aucune voyelle. Nous le prononcions Jirr. J’ai été mortifiée pendant plusieurs minutes quand j’ai découvert ce qu’il voulait vraiment dire.
Quand Hugh m’avait appris que Wim avait dirigé une séance sur Delany, ma première pensée, ma toute première pensée, bien que je ne l’aie pas écrit hier, parce que j’avais honte, avait été que j’aurais pu faire une incantation pour que ça ne se soit pas encore passé. J’aurais pu faire en sorte que la réunion ait lieu maintenant, de façon que je sois là. Je n’avais pas fait d’incantation, et n’en avais même pas eu l’intention, mais j’y avais pensé. Si je l’avais fait, j’aurais fait d’eux des Rosebud. J’aurais aussi risqué le sort de George Orr, parce que jusque-là j’aurais peut-être pu tout faire arriver, sans le pouvoir. Ça pouvait avoir été là tout le temps. Si je n’existais pas, ou si j’étais morte en même temps que Mor, une séance sur Delany aurait toujours pu avoir lieu. Peut-être que tout ce que la magie avait fait était de me montrer que le groupe était là et de le trouver. Je ne sais pas. Je ne pourrai jamais savoir. Magie contestable. Si j’avais fait ça, je les aurais vraiment traités comme Rosebud, qui répétait toujours la même chose quand je tirais un fil. Et ça, seulement au cas où je puisse faire ça. Mais je pense qu’en fait je ne le pouvais pas, ça aurait fait ce dont avait parlé Glory quand trop de gens créent trop de poids et que vous ne pouvez pas changer ce qui est arrivé.
Mais même y penser…
Je ne veux pas être mauvaise, je ne veux vraiment pas. La pire chose que ma mère puisse faire, c’est me rendre comme elle. C’est pour ça que je me suis sauvée. C’est pourquoi le Refuge pour enfants était préférable, pourquoi Arlinghurst est préférable.
Je jure solennellement de renoncer à recourir à la magie à mon propre bénéfice, ou pour quoi que ce soit d’autre que me protéger du mal.
Morwenna Rachel Phelps Markova, le 16 décembre 1979.
Je n’avais pas pensé qu’une fois les examens passés, cette semaine serait entièrement consacrée à la détente.
En cours de littérature, j’ai joué au Scrabble avec Deirdre. Je l’ai battue de 600 points, mais ce n’était pas amusant. Ce serait un bon jeu contre quelqu’un qui connaît l’orthographe et qui a du vocabulaire. J’ai placé « torque », par exemple. Elle a suggéré timidement qu’il fallait écrire « torc » comme « orc ». Puis nous avons joué au jeu de l’oie et elle a gagné.
À part ça, j’ai lu presque toute la journée, le plus souvent au milieu d’un complet tohu-bohu.
Je suis en train de lire Le Roi gris.
Il y a un passage, dans À l’assaut des Ténèbres – l’épisode qui se passe à Noël, sans conteste le meilleur –, où Will pratique la magie dans une église et le pasteur se renseigne sur les croix magiques, Will lui répond qu’elles remontent avant Jésus-Christ, ce à quoi le pasteur réplique : « Mais pas avant Dieu. » La magie est en général assez bien décrite mais conventionnelle : c’est la lutte des Ténèbres contre la Lumière, on l’apprend dans des grimoires, on peut voler et voyager dans le temps et faire un peu n’importe quoi. Rien n’est comme la magie en réalité, elle est beaucoup moins déroutante. Dans les livres pour enfants, tout est toujours très noir et blanc, sauf, bien sûr, chez Tolkien. Mais « pas avant Dieu » m’a donné à réfléchir.
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