— Pourquoi Bron a-t-il…, ai-je commencé.
— Il est temps d’y aller, Mori, a dit Greg.
— On se revoit après Noël », a lancé Wim pendant que je me levais avec précaution.
De l’autre côté de la table, Keith et Hussein discutaient toujours de la princesse Leïa.
Je ne peux pas croire que je m’en vais demain. Soudain, ça paraît trop tôt. Nous avons dû vider nos casiers ce matin. Je ne m’y attendais pas. En plus de mon sac, de mon cartable et de la valise anonyme qui l’accompagne, j’ai six sacs en plastique pleins de livres et deux de cadeaux de Noël. J’ai dû descendre à la buanderie pour la première fois depuis que je suis ici. L’école emploie quelqu’un à plein-temps pour laver et repasser nos stupides uniformes. D’habitude on nous les rapporte dans nos dortoirs et on les place au pied de nos lits et j’ai rarement eu à m’en soucier avant. Mais aujourd’hui Deirdre n’avait pas toutes ses chemises et nous devons tout ramener chez nous. Elle a voulu que je vienne avec elle, nous nous sommes donc enfoncées dans les entrailles du bâtiment jusqu’à une salle avec six machines à laver pantelantes et quatre sèche-linge rugissants où une fille d’à peine un ou deux ans de plus que nous sortait les vêtements d’une machine pour les jeter dans une autre. Si j’étais elle, je nous haïrais. Il faisait étouffant là-dedans, je ne veux pas savoir ce que ça doit être au mois de juin. Deirdre va à Limerick pour Noël. Il y a vraiment un endroit qui s’appelle Limerick ! Bien sûr, dès qu’elle l’a dit, je n’ai pas pu m’empêcher de lancer « Il était une jeune dame de…» mais je me suis arrêtée net en voyant sa tête.
Je suis prête à partir dès que Daniel viendra me chercher demain. Je meurs d’impatience.
Vendredi 21 décembre 1979
À la première heure, ce matin, il y a eu la distribution des prix. On m’a remis les Poèmes choisis de W. H. Auden pour l’anglais, Guide pour la science d’Isaac Asimov pour la chimie et l’ Histoire des peuples de langue anglaise de Winston Churchill pour l’histoire. Comme toutes celles qui avaient eu au-dessus de quatre-vingt-dix en n’importe quelle matière avaient droit à un prix, ça a duré assez longtemps. Je soupçonne Miss Carroll d’être derrière le choix des livres, ce qui peut vouloir dire que le Churchill n’est pas aussi sinistre qu’il en a l’air. Puis la distribution des prix pour le sport a été encore plus interminable. On m’a permis de m’asseoir pendant ce temps, ce qui était une délicate attention, mais comme tout le monde était debout, ça veut dire que je ne voyais rien, ce qui m’était à vrai dire plutôt égal. Les professeurs, qui étaient alignés sur les côtés de la salle, pouvaient facilement me voir, alors je n’ai pas osé lire. Regardant tous ces dos dans des uniformes identiques, je pouvais comparer leurs tailles, la façon dont les vêtements étaient froissés et dont les cheveux leur tombaient sur les épaules, mais c’est à peu près tout. C’est surprenant la diversité qu’il peut y avoir dans des choses qui sont à première vue identiques, une rangée de dos en uniforme. Je donnais aux filles du rang précédent des notes pour leur posture et leur tenue et je les classais mentalement par taille et par couleur de cheveux.
Scott a remporté la coupe d’une courte tête sur Wordsworth. Je suis censée être très excitée par la chose, mais en ce qui me concerne ce n’est guère différent de ranger les gens par la couleur de leurs cheveux.
Après, je suis allée à la bibliothèque offrir ses chocolats à Miss Carroll. Elle a eu l’air très touchée de l’attention. Elle m’a donné ce qui, j’en suis sûre, était un livre, emballé.
Je suis allée trouver Deirdre et lui ai donné sa boîte de savon. Je ne l’avais pas emballée parce que je n’avais pas pensé à acheter du papier cadeau, mais je l’avais mise dans un joli sac de la boutique où j’avais acheté les écharpes et d’autres choses. Elle ne l’a pas ouverte, mais m’a remerciée très gentiment. Elle m’a offert un petit paquet qui devait aussi être un livre. Je me demande de quoi il s’agit. Je vais devoir le lire et lui dire qu’il m’a plu, même si ce n’est pas vrai.
Puis tout le monde est descendu attendre les voitures. Certaines filles ne devaient pas partir avant ce soir, les pauvres, mais Daniel est passé me chercher à une heure précise, parmi les tout premiers. Tout le monde courait dans tous les sens et hurlait encore plus fort que d’habitude. Je suis sûre qu’il a cru être tombé dans un asile d’aliénés.
Il m’a conduite au Vieux Manoir à temps pour le thé – des gâteaux secs durs comme de la pierre, presque aussi mauvais que la nourriture de l’école. Les sœurs ont été ravies que Scott ait remporté la coupe. Elles ont ouvert une bouteille de champagne pour fêter ça. J’ai trouvé cela infect et les bulles me montaient au nez. J’en avais déjà bu, au mariage du cousin Nicola, et je n’avais pas aimé non plus. Daniel a proposé de le mélanger avec du jus d’orange pour en faire ce qu’il appelait un buck’s fizz, mais j’ai refusé. S’il y avait une chose capable de le rendre pire, c’était bien l’horrible jus d’orange. Vraiment, je préfère boire de l’eau. Pourquoi les gens ont-ils un tel problème avec ça ? Ça sort gratuitement du robinet.
C’est le solstice, le jour le plus court de l’année. À partir d’aujourd’hui, les ténèbres commencent à refluer. Je ne peux pas dire que j’en sois fâchée.
Il est agréable d’avoir une porte qu’on peut fermer pour s’isoler. Je suis allée me coucher tôt. J’ai envisagé de me masturber en pensant à Wim, parce que le sentiment d’avoir le souffle coupé est définitivement sexuel, mais ça semblait une intrusion, et aussi difficile à imaginer. Il y a aussi l’histoire de Ruthie qui, quels que soient ses tenants et ses aboutissants, vient tout parasiter. Alors j’ai juste pensé à Lessa, F’lar et Nicholas dans la mer. C’est drôle qu’il y ait tant de sexe dans Triton mais qu’il soit si peu érotique. Et – parce que je réfléchis toujours aux relations entre les personnages – il y a aussi du sexe dans Les Dépossédés mais pas du genre à vous couper le souffle. Je me demande pourquoi. Est-ce la façon dont Fowles décrit Nicholas dans la mer qui est essentiellement différente de celle dont Delany décrit Bron et Spike faisant une exhibition ? Je pense qu’il y en a une, mais je ne sais pas en quoi.
Les tantes sont allées avec moi faire les boutiques à Shrewsbury. Elles voulaient que j’achète quelque chose de gentil pour Daniel. Je leur ai dit que je lui avais déjà acheté La Poussière dans l’Œil de Dieu . Elles se sont contentées de rire et ont dit qu’elles étaient sûres que ça lui plairait. Elles lui ont acheté – en mon nom – une veste anthracite avec des tas de poches. Ça ressemble au genre de choses qu’il porte, mais honnêtement je ne lui aurais jamais acheté ça, et il le sait. Au moins, je me suis procuré du papier cadeau. Elles m’ont invitée à déjeuner dans un grand magasin chic qui s’appelait Owen Owens. La nourriture était trop cuite et visqueuse.
Une fois de retour au Vieux Manoir, j’ai proposé de faire des scones, le plus respectueusement et poliment possible. Elles n’ont vraiment pas voulu me laisser faire, je l’ai bien vu, mais je n’ai pas compris pourquoi. Je sais cuisiner, je cuisine depuis des années, beaucoup mieux qu’elles. Elles ne peuvent pas penser que je suis au-dessus de ça, parce qu’elles le font elles-mêmes. Elles ne veulent peut-être pas me laisser dans leur cuisine, mais je ne vais rien casser.
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