— Je n’ai jamais pensé aux pensionnats comme à des dépotoirs, jusqu’ici, a-t-elle dit en se léchant le miel sur les lèvres.
— C’est exactement ça. Je déteste ça. Mais je n’ai pas le choix.
— Tu pourrais quitter l’école l’année prochaine, quand tu auras seize ans. Tu pourrais trouver un travail.
— J’y ai pensé. Mais je veux aller à l’université, et comment faire si je n’ai pas de diplômes ? »
Elle a haussé les épaules. « Tu pourrais préparer l’examen d’entrée à mi-temps. C’est ce que fait Wim.
— Qui est Wim ?
— Le salaud à cheveux longs qui était assis en face de toi mardi soir. Il s’est fait renvoyer de l’école, notre école, Fitzalan, et maintenant il travaille chez Spitals et prépare son examen au collège.
— C’est un salaud ? » ai-je demandé, déçue. Il était si beau, ça ne semblait pas possible.
Elle a baissé la voix, bien qu’il n’y ait personne à portée d’oreille. « C’en est un. Je t’ai vue le regarder, et je t’accorde qu’il est bien balancé, mais c’est un vrai salaud. Il s’est fait renvoyer de l’école pour avoir mis une fille enceinte et on dit qu’elle a dû avorter. Et c’est pourquoi j’ai rompu avec Pete, parce qu’il est encore ami avec lui après tout ça, et il dit que c’était la faute de Ruthie. C’est le nom de la fille, Ruthie Brackett.
— Comment est-elle ?
— Assez sympa. Pas aussi intelligente que Wim, elle ne s’intéresse pas à la poésie ni aux livres et ce genre de choses. Je ne la connais pas très bien. Mais ce que je sais, c’est que quand une fille tombe enceinte, elle n’est pas la seule à blâmer.
— Bien dit », ai-je approuvé. J’avais fini mon gâteau au miel sans m’en rendre compte. « Je trouve que c’était très bien de ta part de rompre avec Pete pour ça.
— Nous sommes restés amis, a-t-elle dit vivement. Mais je n’allais pas continuer à sortir avec lui si c’est ce qu’il pense.
— Quel âge a Wim ? ai-je demandé.
— Dix-sept ans. Il en aura dix-huit en mars. Méfie-toi de lui.
— Compte sur moi. Mais il ne me regarde pas, de toute façon, ai-je ajouté.
— Il pourrait penser que tu ne sais pas. Aucune des filles qui sont au courant ne va perdre son temps avec lui. En tout cas, il te regardait mardi dernier. Tu n’es pas trop mal. Si tu te laissais pousser un peu les cheveux et si tu mettais du mascara… Mais pas pour Wim ! »
J’étais sur le point de la faire marcher, quand je me suis souvenu que c’était à cause de moi et de la magie que tout ça était arrivé. Le gâteau au miel est tombé comme une pierre dans mon estomac et je n’ai pu rien dire.
Janine n’a rien remarqué. « Viens, je vais t’aider à trouver des cadeaux pour ceux que tu aimes », a-t-elle dit.
Nous sommes allées à la librairie, puis sur la colline dans une petite boutique où j’ai acheté de jolies écharpes indiennes en soie de différentes couleurs pour Anthea, Dorothy et Frederica, un peignoir avec un dragon pour tante Teg et un petit presse-papiers en cuivre en forme d’éléphant pour Grampar. Puis nous nous sommes rendues au British Home Stores et Janine m’a aidée à acheter un soutien-gorge – elle s’y connaît vraiment très bien. Je n’aimais pas du tout ceux avec des dentelles et des coutures, mais nous avons réussi à trouver un modèle de sport avec des bonnets tout simples sans fanfreluches. Elle ne m’a pas posé de question sur ma canne du tout, pas un mot, comme si c’était normal. Je ne sais pas si c’est du tact ou l’effet de la magie, ou tout simplement de l’inconscience.
J’ai dû me presser pour attraper le bus. Gill était dedans, mais elle était assise à l’arrière et elle n’est pas venue me parler.
En dehors de la question de la magie, qu’il est trop tard pour rattraper, mais qui m’inquiète beaucoup, j’aime bien Janine. C’était comme faire les boutiques chez moi avec mes amies, et même mieux, parce qu’elle a lu beaucoup des mêmes livres que moi. Elle voudrait pouvoir empreindre un dragon. Elle a dit qu’elle me verrait au club de lecture et que, si je voulais, nous pourrions nous retrouver samedi prochain et finir nos courses de Noël. C’est si agréable de passer un après-midi avec quelqu’un qui n’est pas idiot, pour changer. En regagnant le dortoir pour ranger mes affaires dans mon casier, j’ai entendu un chœur de « Meirdre Meirdre Sniff Sniff » puis j’ai vu la pauvre Deirdre qui s’enfuyait la figure entre les mains.
Je l’ai suivie, bien sûr, mais je n’ai pas pu m’empêcher de la comparer à Janine.
C’est dommage, pour Wim.
Si l’église – si la religion – si Jésus, Aslan… mais je ne pense pas. D’une certaine façon, c’est vrai, mais c’est une façon détournée, pas littérale. Ce n’est pas ça qui va m’aider. Sinon, j’aurais tout simplement pu aller trouver le pasteur au sujet de ma mère et lui dire : « Révérend Price, faites quelque chose à ma mère ! » Et il aurait dit : « Hein, quoi ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Maureen, c’est ça, ou bien est-ce ta sœur ? Comment va ta grand-mère, hein ? » Il aurait pris sa crosse – enfin, il n’a pas de crosse, il n’est pas évêque, il aurait peut-être attrapé le bâton du marguillier et serait parti chasser les démons. C’est difficile à imaginer.
J’ai eu une idée encore plus inquiétante à propos de la magie. Et si tout ce que je fais, tout ce que je dis, tout ce que j’écris, absolument tout me concernant (et aussi Mor) était dicté par une opération de magie que quelqu’un pratiquera dans l’avenir ? Le pire absolu serait que ce soit ma mère, mais je ne pense pas que ce soit possible, car une si grande part de ce que nous avons fait était directement destinée à l’arrêter. Mais si c’étaient des gens, dans un futur où elle aurait gagné et serait la Reine Noire Liz, qui essayaient par magie de nous pousser à l’affronter pour rendre leur monde meilleur ? Enfin, je suppose qu’il ne faut pas trop s’en faire, mais je n’aime pas plus l’idée d’être une marionnette que celle de manipuler les autres.
J’ai écrit à Grampar et à tante Teg pour leur dire que je ne pourrai pas venir pour Noël, mais que je serai là le surlendemain, aussitôt que les trains recommenceront à circuler. J’ai écrit à Daniel, principalement à propos du club de lecture et de ce qu’on y a dit.
Examens. Chimie ce matin, littérature cet après-midi. Moins de temps que d’habitude pour la bibliothèque, j’écris ceci en permanence. J’avais pratiquement oublié les examens, ou plutôt je les avais préparés, mais ils paraissaient si loin. Peu importe. Je peux écrire une formule chimique et broder sur Dickens même à moitié endormie.
Examens. Maths et français.
Mercredi 12 décembre 1979
Donc hier soir, après le dîner, j’ai signé le registre, montré mes autorisations de sortie, et pris le bus pour la ville. Ça faisait bizarre de partir toute seule dans le noir. Il n’y avait que deux autres personnes dans le bus, une grosse femme en manteau vert et un vieil homme avec une casquette de toile. Normalement, le bus est plein de filles d’Arlinghurst quand je monte. J’avais l’impression d’attirer les regards avec mon uniforme et mon chapeau ridicule. Il était un peu plus tard que la semaine dernière, mais je suis arrivée avant que les choses commencent pour de bon. Janine est arrivée plus tôt que la semaine précédente. Elle est entrée peu de temps après moi et nous nous sommes assises côte à côte. Les garçons, Pete et Hugh, n’ont pas tardé pas à se joindre à nous.
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