Les jours rallongeront. Le printemps viendra. Mais l’attente paraît bien longue.
Une réponse de mon père avec l’autorisation pour le club de lecture, il était temps ! Je pourrai donc y aller la semaine prochaine.
Je pensais aux membres du club de lecture et je me demandais qui, parmi eux, fait partie de mon karass , en réalité. Le beau garçon ? (Il faut que je découvre son nom !) Il me regardait sérieusement avec ses beaux yeux. Et même s’il a tort sur des points fondamentaux, il est disposé à écouter. J’éprouve un petit frisson quand je pense à lui en train de me regarder. Et les trois en blazer violet, qui ont mon âge ? (Il faut aussi que je trouve leurs noms, mais c’est moins urgent.) J’aimerais sûrement les connaître mieux, et ils s’intéressent aux livres. Je vais essayer de leur parler la prochaine fois. Harriet ? Je n’ai pas vraiment accroché avec elle, mais elle est très intelligente. Brian ? Keith ? Je ne sais pas. Les autres, avec qui je n’ai pas vraiment fait connaissance ? Trop tôt pour le dire. Greg ? Peut-être. Miss Carroll ? (Alison…)
En écrivant son nom, je l’ai regardée. Elle était occupée à coller des étiquettes dans des livres. Malgré ce qu’elle a dit à propos de satisfaire ses clients, elle m’a emmenée au club de lecture à cause de la magie. Je le sais, et ça me met un peu mal à l’aise. La magie fonctionne à partir de ce qui existe, donc elle doit probablement m’aimer un peu et elle devait m’avoir remarquée. Elle a commandé La République à mon intention. Mais la magie peut faire arriver rétrospectivement des choses. Elle peut faire que des choses soient arrivées. Peut-être que si je n’avais pas essayé la magie, elle n’aurait pas commandé le Platon. Je ne sais pas si elle m’aime bien, en réalité, ou si c’est uniquement à cause de la magie. Si elle ne m’aime pas vraiment, comment puis-je l’aimer en retour ? Comment cela peut-il avoir un sens ?
Et, bien sûr, il en va de même pour les autres. Est-ce vraiment un karass , si j’ai usé de magie pour le créer ? C’est comme pour faire arriver le bus… tous ces gens, tous ces jours, toutes ces vies changés, juste pour que le bus soit là au moment où je le veux. Seulement c’est plus que ça, c’est les faire bien m’aimer. Faire d’eux mon karass.
Je n’avais pas assez réfléchi à ça. J’imaginais le karass d’une façon trop abstraite, je n’avais pas assez pensé aux gens que je manipulais. Je ne les connaissais même pas, et je les manipulais.
Était-ce comme ça qu’elle avait commencé ? Ma mère, Liz ?
Je voudrais pouvoir en parler à Glorfindel ou à quelqu’un qui comprendrait. Je ne sais pas s’il comprendra ou non, mais il est le plus susceptible de le faire. Je ne sais pas pourquoi les fées sont si inamicales – indifférentes, plus exactement. Elles devraient être habituées à moi, maintenant. Quand je rentrerai à la maison après Noël, j’irai le trouver et je lui parlerai, quoi qu’il arrive.
La magie est-elle mauvaise par nature ? Ou est-ce l’employer pour soi qui l’est ? Suis-je donc censée rester totalement vulnérable à ses attaques ? Ou bien est-ce seulement pour le karass que c’est mauvais alors que pour un sort de protection ça va ? Ou – c’est toujours le piège avec la magie – cela allait-il arriver de toute façon et ai-je simplement cru que c’était l’effet de la magie ? Non, regardons la chronologie. C’est ma conjuration d’un karass et je pense qu’elle a amené à l’existence tout le club de lecture (qui se réunissait depuis des mois). Je n’ai jamais rien vu à son propos, bien que j’aille tout le temps à la bibliothèque. Ces gens n’existaient peut-être même pas. Peut-être que Harriet – qui est la plus âgée – peut-être que ses parents ne l’auraient pas eue, peut-être que toute sa vie, soixante ans et plus, n’existe que pour qu’il puisse y avoir un club de lecture et que j’aie un karass , que nous puissions nous réunir et discuter de L’Autre Côté du rêve , qui est le livre idéal pour ça, et pour savoir s’il est comme chez Dick.
Bon sang, j’espère que ce n’est pas comme chez Dick. Ça, mieux vaut ne pas y penser.
Je ne veux pas être comme elle.
Je ne recourrai plus à la magie, ou en tout cas juste pour me protéger, moi et les autres, et le monde en général. Mieux vaut être comme George Orr que laisser gagner Liz. Je ne sais pas ce qu’elle fait. Il n’y a plus eu de rêves, et plus de lettres vénéneuses. Je crains un peu que ça ne veuille dire qu’elle projette quelque chose de pire.
Ce qu’elle veut vraiment, c’est devenir une reine noire. Je ne sais pas comment ça peut marcher, mais c’est ce qu’elle veut. (Elle a lu Le Seigneur des Anneaux et je ne sais pas si elle s’est identifiée à tous les êtres maléfiques en espérant que les bons ne résisteront pas, mais je sais qu’elle l’a lu, parce que la première fois que je l’ai fait, c’était son exemplaire. Ça signifie que le simple fait de le lire n’est pas suffisant. (Après tout, le diable peut citer les Écritures.) Elle veut que tout le monde l’aime et soit désespéré. Ce n’est pas un but très sain, mais c’est ce qu’elle veut. Ce n’est pas ce que je veux. Quel serait l’intérêt ? C’est assez moche de penser à obliger Miss Carroll (qui a cessé de ranger ses étagères pour me sourire en voyant que je la regardais) à m’aimer.
Qui pourrait vouloir d’un monde de marionnettes ?
Nous avons eu bien raison de l’arrêter, et ça en valait vraiment la peine, la peine de mourir, la peine de vivre estropiée. Si elle avait réussi, nous aurions toujours aimé notre mère, comme tout le monde. Je croyais savoir que c’était important, mais en fait je n’en savais rien.
Moralement, la magie est tout simplement indéfendable.
J’allais dire que j’aurais voulu savoir ça avant, mais je le savais. Je savais ce qui était arrivé après que j’avais jeté le peigne dans le marais. J’avais réfléchi au bus. Je savais pour elle. J’aurais dû mettre la chose en pratique.
Greg n’était pas à la bibliothèque ce matin, et il n’y avait que trois des livres que j’avais commandés, dont aucun n’avait l’air très excitant. C’était un peu déprimant. Je suis descendue à la librairie. Il tombait un crachin glacé d’un ciel très bas, le genre de pluie qui semble venir de toutes les directions. Un parapluie n’est d’aucun secours contre ça, même si de toute façon je ne peux pas me servir d’un parapluie, avec une canne dans une main et un sac dans l’autre. En descendant la colline vers la librairie et le petit étang, j’avais le vent en pleine figure. Mon chapeau n’arrêtait pas de s’envoler. Ce n’était pas le genre de pluie qu’on puisse trouver agréable, il fallait rentrer la tête dans les épaules et prendre son mal en patience.
À la librairie, j’ai vu la fille rousse. Elle regardait les livres pour enfants. Elle m’a remarquée dès que je suis entrée, parce que le vent a fait claquer la porte et donc, bien sûr, elle a levé les yeux. Elle avait un sac de toile en bandoulière et elle portait sous le bras un tas de sacs de magasins.
« Salut ! a-t-elle dit en faisant un pas vers moi. Je t’ai vue au club de lecture mais je n’ai pas saisi ton nom.
— Moi pareil », ai-je répondu, en essayant de sourire et d’avoir l’air amical, et en m’efforçant de ne pas penser à ce que la magie pouvait lui avoir fait, à elle et au monde, pour qu’elle m’aime bien. Je la sentais qui me regardait et je me demandai ce qu’elle pensait de moi. Son manteau noir lui allait mieux qu’un blazer violet. Ses cheveux étaient toujours roux, et très mal coiffés, mais ils ressemblaient plus à une catastrophe capillaire qu’à une explosion dans une fabrique de peinture.
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