« Je m’appelle Janine, a-t-elle dit.
— Et moi Mori.
— Joli. C’est l’abréviation de quoi ?
— Morwenna. »
Janine a ri. « Drôle de nom. C’est gallois ?
— Oui. Ça veut dire vague déferlante. » En fait, ça se traduit littéralement par mer blanche , mais c’est ce que ça veut dire, c’est ça la mer blanche, l’écume sur la crête des vagues. »
Nous sommes restées un moment sans rien dire. Puis elle a dit : « Je fais mes achats de Noël. Il reste à peine deux semaines.
— Je n’ai encore rien acheté ! » me suis-je exclamée, en prenant soudain conscience. « Tu achètes des livres pour tout le monde ?
— La plupart des membres de ma famille n’apprécieraient pas. Mais je pensais que je pourrais acheter la trilogie de Terremer pour ma petite sœur Diane, après tout ce qu’on en a dit l’autre soir.
— Tu ne les as pas déjà ?
— Non, je les ai empruntés à la bibliothèque pour enfants. En plus, j’ai établi pour règle que personne ne touche jamais mes affaires, alors je ne vais pas commencer à leur prêter des livres juste quand j’ai réussi à la leur faire entrer dans la tête.
— Je pourrais acheter un livre pour mon père, ai-je dit. Je dois certainement lui acheter quelque chose. Mais c’est si difficile de savoir ce qu’il a déjà.
— Qu’est-ce qu’il aime ? demanda Janine.
— Oh, la SF.
— C’est comme ça que tu as commencé à en lire ?
— Non. Je ne l’ai rencontré qu’il y a très peu de temps et je lis depuis des années.
— Tu n’as rencontré ton…», a-t-elle commencé, puis elle s’est interrompue et a détourné les yeux. Elle a passé ses sacs sous l’autre bras et quand elle a repris ç’a été d’un ton faussement dégagé. « Oh, divorce ?
— Oui », ai-je répondu, bien qu’en fait le vrai divorce ne soit pas encore prononcé. Daniel avait disparu sans prendre la peine de faire aucune démarche officielle.
« C’est une chance qu’il aime la SF, a dit diplomatiquement Janine.
— Oui. Ça nous donne de quoi parler. Ça fait bizarre de rencontrer quelqu’un qui est en même temps son père et un étranger. » C’était la première fois que j’en parlais à qui que ce soit.
« Tu devais être toute petite.
— Rien qu’un bébé, en fait.
— Mes parents divorcent », a-t-elle dit, très doucement en regardant les étagères plutôt que moi. « C’est affreux. Ils se disputent tout le temps, et maintenant papa vit chez grand-mère et maman passe son temps à pleurer.
— Ils feront peut-être la paix, ai-je suggéré, mal à l’aise.
— C’est ce que j’espère. Papa a accepté de venir à la maison pour Noël et j’espère qu’être en famille et nous voir tous, à Noël, lui fera comprendre que c’est elle qu’il aime et pas Doreen.
— Qui est Doreen ?
— La fille qui s’occupe des pompes à essence dans son garage. C’est sa petite amie. Elle n’a que vingt-deux ans.
— J’espère vraiment qu’il décidera de revenir. Écoute, pourquoi n’irions-nous pas prendre une tasse de thé à côté ? Nous pourrions revenir ici après pour acheter des livres.
— D’accord. »
Nous nous sommes installées à ma place habituelle près de la fenêtre. Il n’y a jamais personne, le samedi matin, je ne sais pas comment ils s’en sortent. J’ai commandé du thé et des gâteaux au miel pour nous deux, et deux autres gâteaux au miel à emporter à l’école pour Deirdre et moi. « Comment as-tu appris pour le club de lecture ? ai-je demandé.
— Pete m’en a parlé. Pete, c’est le garçon brun, tu dois l’avoir vu. C’était mon petit ami. Nous avons plus ou moins rompu, mais nous sommes encore amis. » Elle s’est versé du thé et l’a sucré.
« Tu sors avec l’autre, maintenant ? »
Janine a ri. « Hugh ? Tu veux rire. Il est plus petit que moi, et il n’a que quinze ans. Il est encore en classe de 4e.
— Quel âge as-tu ?
— Seize ans. Et toi ?
— Oh, je n’en ai que quinze, moi aussi, et je suis dans ce qu’une école sensée appellerait classe de 4e, mais à Arlinghurst c’est la 5e inférieure. » J’ai rempli ma tasse avec beaucoup d’eau chaude dans mon thé. C’est moins mauvais comme ça.
« Je te croyais plus vieille, a-t-elle dit. Tu as beaucoup lu, pour ton âge.
— C’est à peu près tout ce que j’ai fait. C’est Pete qui t’a fait lire de la SF ?
— Oui, mais j’ai toujours aimé ce genre de choses. Il me prêtait des livres – enfin, il le fait encore – et il m’a emmenée au club. Ma mère dit que la SF est puérile et que c’est pour les garçons, mais elle se trompe. J’ai essayé de lui faire lire La Main gauche de la nuit , mais bon, elle ne lit pas des masses et uniquement des histoires à l’eau de rose. Je viens de lui trouver un livre qui s’appelle The Kissing Gate . Tout à fait son genre de truc. » Elle a soupiré.
« Vous serez combien ? ai-je demandé.
— Seize personnes à qui je dois acheter des cadeaux, a-t-elle répondu sans hésiter. Trois sœurs, papa et maman, quatre grands-parents, deux tantes, un oncle et quatre cousins, dont un bébé. Je lui ai pris un nounours. Et toi ? »
J’ai hésité. « C’est complètement différent cette année. Mon grand-père, ma tante Teg, une autre tante, trois cousins, mon père, et sans doute ses sœurs – je ne sais pas ce que je peux leur offrir.
— Et pour ta mère ? a-t-elle demandé.
— Je ne lui achète rien ! me suis-je écriée, farouche.
— À ce point ? » a-t-elle dit, mais je n’avais aucune idée de ce qu’elle s’imaginait.
« Oh, j’ai oublié Sam. Sauf que Sam est juif, alors je ne sais pas si un cadeau de Noël est bien indiqué.
— Qui est Sam ? a-t-elle demandé en prenant une bouchée de son gâteau au miel.
— Le père de mon père.
— C’est donc ton grand-père.
— En quelque sorte.
— Tu es donc juive ?
— Non. Apparemment, il faut avoir une mère juive pour être juif.
— Je ne pense pas que les juifs fêtent Noël. Tu ferais peut-être mieux de lui trouver quelque chose de beau pour son anniversaire », m’a-t-elle conseillé.
J’ai acquiescé. « Je devrais acheter aussi quelque chose pour Miss Carroll, parce qu’elle a été vraiment gentille avec moi, elle m’a accompagnée au club de lecture et a commandé des livres spécialement pour moi.
— C’est celle avec qui tu étais ? Elle n’a pas beaucoup parlé. Qui est-ce ?
— La bibliothécaire de l’école. Elle ne viendra pas avec moi, en temps normal. Je peux prendre le bus à l’aller et Greg me raccompagnera. »
Janine a réfléchi tout en mastiquant. « Alors tu devrais aussi lui trouver quelque chose, a-t-elle dit. Pour lui c’est facile. Il aime le chocolat noir. Tu pourrais lui prendre du Black Magic ou quelque chose comme ça.
— Je suppose qu’un livre, pour un bibliothécaire…
— C’est parler de charbon à un charbonnier, a-t-elle dit, et elle a éclaté de rire. Tu devrais peut-être offrir aussi des chocolats à ta Miss Carroll. Je suppose que tu as beaucoup d’argent.
— Oui, en ce moment, ai-je répondu, puis je me suis rendu compte de ce que j’avais dit. Non, je sais que je vais à Arlinghurst, mais ça ne veut pas dire que je suis riche. Au contraire. Mon père paie pour que j’y aille, ou plutôt ses sœurs paient. Elles sont riches, et aussi bêcheuses, je trouve. Ma famille, ma vraie famille est de Galles du Sud et ce sont tous des enseignants.
— Pourquoi tes tantes t’envoient à Arlinghurst, alors ?
— Je n’ai vraiment pas le sentiment que les sœurs de mon père sont ma famille. Ça me fait bizarre de les appeler mes tantes, ou Sam mon grand-père. » J’ai mordu dans mon gâteau et senti le miel gicler sur ma langue. « Elles paient pour que j’aille à l’école afin de se débarrasser de moi, je pense. Elles savent que Daniel est coincé avec moi, comme ça, elles n’ont pas trop à me voir. Mais elles veulent que je sois là à Noël, ce que je ne comprends pas. Je pourrais aller chez tante Teg. Mais elles ne veulent pas.
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