« Ce sera une expérience intéressante, a-t-elle dit. J’aimerais voir comment ils font les choses à la bibliothèque municipale. Et j’aime toujours entendre parler de livres. Nous pourrions éventuellement organiser un club de lecture ici. Certaines filles des grandes classes pourraient être intéressées. De plus », m’a-t-elle confié en se penchant en avant et en baissant la voix, bien que nous fussions seules dans la bibliothèque, comme d’habitude, « une des choses qu’on vous apprend à l’école des bibliothécaires est qu’il faut prendre en considération les besoins des clients et leur faire plaisir. Comme vous êtes sans conteste ma meilleure cliente, et une des seules personnes qui fréquentent vraiment cette bibliothèque, vous faire plaisir est donc important. »
J’ai ri. « Merci. Merci beaucoup. »
Je vais donc au club de lecture ce soir ! Miss Carroll passe me prendre après le dîner.
Bien sûr, ils n’ont pas décidé instantanément qu’ils étaient mon karass pour m’accueillir à bras ouverts. Ç’aurait été trop demander. Mais c’était génial malgré tout.
J’avais si peur d’être en retard que nous sommes arrivées en avance. La bibliothèque fermait tout juste à notre entrée. Le bibliothécaire a eu l’air très surpris de me voir. « Ah, mademoiselle Markova », a-t-il dit, ce qui était littéralement la première fois que quelqu’un m’appelait comme ça. J’avais auparavant été appelée de temps en temps Mlle Phelps, mais jamais Mlle Markova. Ça faisait bizarre. « Vous êtes venue, tout compte fait.
— Voici Miss Carroll, la bibliothécaire de l’école. Et monsieur, euh…, ai-je bafouillé.
— Greg Mansell, mais appelez-moi Greg.
— Et moi, c’est Alison », a dit Miss Carroll, et ils se sont serré la main. Stupidement, je n’avais jamais pensé qu’elle pouvait avoir un prénom, peut-être parce que Carol en est un.
Je savais que j’aurais dû dire mon nom, qu’ils me regardaient tous les deux en attendant que je parle, mais ma langue était paralysée dans ma bouche et je suis restée muette. Ce n’est pas vraiment que j’avais oublié mon nom, mais je ne savais pas quelle forme utiliser. « Mori, ai-je dit au bout d’un trop long moment. Mes amis m’appellent Mori. »
Puis deux autres hommes sont arrivés : un grand, Brian, et un petit râblé, Keith. Greg a sorti sa clef et nous a conduits dans une pièce à l’arrière de la bibliothèque.
Celle-ci doit avoir été construite il y a environ cent ans. Elle est de style victorien, avec des murs de brique et des encadrements de fenêtre en pierre. La pièce où se tiennent les réunions était autrefois une salle de lecture, mais maintenant c’est la salle des ouvrages de référence, à l’étage, qui sert de salle de lecture, et celle-ci reste fermée. Elle est lambrissée jusqu’à mi-hauteur et, au-dessus, les murs sont peints en crème entre les fenêtres – il y a beaucoup de fenêtres d’un côté, mais je n’ai pas pu voir dehors, parce qu’il faisait noir. Sur le long mur d’en face il y a un énorme tableau sombre avec des personnages victoriens en train de lire dans une bibliothèque, assis de dos à de petites tables au milieu des étagères. La pièce n’est pas du tout comme ça – il y a une grande table au centre avec des chaises de bois anciennes tout autour. Il y a deux bustes, un à chaque bout de la pièce. L’un est celui de Descartes, que je ne connais pas mais qui a un très beau visage, l’autre celui de Platon !
Je me suis assise du côté de la table faisant face au tableau, le dos aux fenêtres, et Miss Carroll a pris place à côté de moi. Les hommes, qui se connaissaient, bien sûr, sont restés bavarder debout. Il en est entré d’autres, certains plus jeunes, mais aucun n’avait beaucoup moins de trente ans. Ils ont été suivis par deux garçons portant le blazer violet du lycée local. Je ne leur ai pas donné plus de seize ou dix-sept ans. Je commençais à me dire qu’il n’y aurait que des hommes, quand une femme solide aux cheveux grisonnants est entrée d’un air affairé et s’est assise à la tête de la table. Elle avait une grosse pile de livres de Le Guin en édition cartonnée qu’elle a posée près d’elle comme une femme d’affaires. Voyant cela, les autres ont pris place. J’aurais voulu en avoir aussi apporté, mais bien sûr je n’en avais aucun à part mon cher vieux Wind’s Twelve Quarters , volume II. Tous mes livres étaient restés chez ma mère.
Miss Carroll a regardé un peu nerveusement la pile de livres. « Vous les avez tous lus ? » m’a-t-elle demandé doucement.
Je les ai regardés plus attentivement et je les avais tous lus, sauf L’Œil du héron . « Tous sauf un, ai-je dit. Et j’en ai lu un qui n’est pas là, Le nom du monde est forêt.
— Vous lisez vraiment beaucoup de science-fiction », a-t-elle commenté.
À ce moment, la femme grisonnante a pris une profonde inspiration comme si elle s’apprêtait à commencer et, au même instant, la porte s’est ouverte et un garçon – un jeune homme – est presque tombé dans la pièce. C’était l’être le plus superbe que j’aie jamais vu, avec de longs cheveux blonds cascadant sur les épaules, des yeux très bleus, un regard intense, même si je ne l’ai pas remarqué tout de suite, et une sorte de grâce naturelle même quand il a trébuché. « Je suis désolé d’être en retard, Harriet, a-t-il dit en gratifiant la femme d’un sourire éblouissant. Mon vélo a crevé. »
Ça semblait un tour cruel des dieux qu’une si splendide créature en soit réduite à se déplacer à bicyclette. Il s’est assis juste en face de moi, si près que je pouvais voir les gouttes de pluie perlant sur ses cheveux. Il devait avoir dix-huit ou dix-neuf ans. Je me suis demandé pourquoi il n’était pas à l’université. Il avait un peu l’allure d’un lion, ou d’un Alexandre le Grand jeune.
« J’allais commencer, mais vous n’êtes pas en retard », a dit Harriet en lui souriant. (Harriet ! Je n’avais encore jamais rencontré aucune Harriet dans la vraie vie. J’ai fantasmé brièvement que c’était Harriet Vane, parce qu’elle avait le bon âge pour ça, sauf qu’elle se ferait appeler Lady Peter, et de toute façon c’était un personnage de roman. Je fais la différence, vraiment j’en suis capable.)
La porte s’est ouverte à la volée et une adolescente est entrée. Elle portait un blazer violet qui jurait terriblement avec ses cheveux roux. Elle s’est assise avec les deux garçons en blazer qui lui avaient gardé un siège entre eux. En voyant cela, j’ai ressenti… pas exactement de la jalousie, mais j’ai éprouvé une sorte de pincement de cœur.
Puis Harriet a commencé à présenter Le Guin. Elle a parlé pendant un quart d’heure, vingt minutes. Après cela la discussion est devenue générale. J’ai parlé bien plus que je n’aurais dû. Même sur le moment, je m’en suis rendu compte. Je ne pouvais tout simplement pas m’arrêter. Je n’ai interrompu personne, ça aurait été impardonnable, mais je ne me contenais pas assez pour laisser la parole aux autres. Miss Carroll n’a pas dit un mot. Le beau garçon a dit certaines choses très pénétrantes sur L’Autre Côté du rêve . Un des hommes, Keith, je crois, a dit que ça faisait penser à Philip K. Dick, ce qui était absurde, et le beau garçon a répondu que s’il y avait quelques ressemblances superficielles, on ne pouvait comparer Le Guin à Dick, parce que ses personnages sont plus proches des vrais gens que ceux de Dick, ce qui est exactement ce que j’aurais dit. Il y a aussi apparemment un film qui a été tiré du livre, mais personne ne l’avait vu.
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