J’ai enfin eu une conversation avec Gill. Il pleuvait à verse, aussi, plutôt que d’aller aux sports collectifs, tout le monde dansait dans le hall cet après-midi. Elle, elle traînait au lieu d’aller se changer, et je suis tombée sur elle à la sortie de la salle de permanence où j’avais fait mon courrier. Elle ne m’a pas adressé la parole directement, mais j’ai dit : « Gill, je ne sais pas si je me suis fait des idées, mais je voulais que tu saches que je t’apprécie comme amie, mais je ne suis pas intéressée par une relation physique avec toi.
— Tu avais dit que tu n’aimais pas les garçons. »
Effectivement, je m’en souvenais. « Ça ne veut pas dire que j’aime les filles. Je ne pense pas qu’il y a quelque chose de mal à ça, je crois que la plupart des gens sont attirés par les deux, mais on dirait que je ne le suis pas. Désolée. Je suppose que je suis un cas particulier. »
Nous discutions dans l’encadrement de la porte de la permanence, quelqu’un est arrivé derrière moi et nous a bousculées pour passer, et Gill a fait adieu de la main et elle a couru se changer. J’espère que ça va s’arranger. Ça rend les choses si compliquées !
Une lettre de Daniel, avec un autre billet de 10 livres, disant qu’ils m’attendaient au Vieux Manoir pour Noël, mais que je pourrais ensuite descendre quelques jours en Galles du Sud. Mais pourquoi tiennent-ils tant à ce que je vienne ? Quel avantage peuvent-ils en retirer ? Je préférerais de beaucoup aller aider tante Teg avec Grampar, surtout s’il sort vraiment le jour de Noël. Au Vieux Manoir, ils n’ont pas montré le moindre signe qu’ils voulaient autre chose qu’être débarrassés de moi le plus vite possible. Et je ne sais pas quoi penser de Daniel. Je lui suis reconnaissante de m’avoir sortie du Refuge pour enfants, mais l’école n’est pas vraiment préférable. Il semble vouloir établir une relation, après n’en avoir eu aucune pendant tant de temps. Mais je suis sûre que lui et ses sœurs se porteraient mieux si je n’étais pas là. Et que diable puis-je leur offrir ? Je ne peux pas leur donner simplement une boîte de chocolats si je suis là le jour de Noël. Ce serait lamentable. Enfin, après, au moins je pourrais aller en Galles du Sud.
Bien sûr, aucune lettre de Daniel avec l’autorisation signée. Ce n’est pas la peine d’espérer, parce que la poste n’aurait guère eu le temps de distribuer ma lettre et de m’apporter la réponse. Mais c’est mon karass , et la réunion a lieu ce soir sans moi, et ils vont parler des Dépossédés , alors je ne peux m’empêcher de me sentir frustrée. Je suppose qu’il y a des réunions tous les mardis depuis que je suis là, mais je ne le savais pas, et maintenant je le sais. Enfin, à moins que ce soit la magie qui ait créé le club de lecture au lieu de simplement inciter le bibliothécaire à m’inviter. Plus je réfléchis à la magie, à ce qu’elle fait et à la manière dont elle influence les choses, plus je pense que je devrais m’abstenir d’y toucher.
L’école devient vraiment insupportable. Je suis habituée à ce que les filles m’affublent de surnoms, mais certaines se sont mises à chanter « Elle avait une jambe de bois » quand je passe, ou simplement à fredonner l’air, s’il y a un professeur à proximité. Elles veulent m’exaspérer, j’affecte donc de ne pas entendre, ce qui est facile à faire, même si je bous intérieurement. Elles font la même chose à Deirdre avec « Danny Boy », au point de la faire parfois fondre en larmes. Ce qu’il y a de terrible avec elle, c’est qu’elle est un tel cliché ! Elle est irlandaise et ce n’est pas une lumière. Karen lui a donné une bouchée de barre granola et elle a dit que ça avait un goût d’arbre de Noël pas cuit. Elle voulait dire de gâteau, bien sûr, parce que c’est de ça que ces barres ont le goût, mais maintenant tout le monde fait des plaisanteries sur les Irlandais qui font cuire des arbres de Noël. J’ai dû rire quand je l’ai entendu, juste parce que c’est surréaliste. Je pense qu’elle a ri elle-même. Ce n’était pas méchant. C’est continuer sans arrêt qui est méchant, et bien sûr c’est ce qu’elles font, parce qu’elles voient que ça la blesse. Il faut que je fasse en sorte qu’elles ne voient pas que cette histoire absurde de jambe de bois avec sa stupide « rondelle de caoutchouc » m’atteint.
Je ne peux toujours pas pardonner à C. S. Lewis son allégorie. Je comprends maintenant pourquoi Tolkien a dit dans le prologue qu’il haïssait ses livres. Vous ne pouvez pas prendre quelque chose pour lui faire prendre la place d’autre chose. Ou vous le pouvez, mais vous ne devez pas trop insister. Si j’essaie de le voir comme une relecture des Évangiles, ça diminue Narnia. Je crois que j’aurais du mal à le relire sans penser à ça. Comme c’est énervant ! Cependant, Carpenter dit que C. S. Lewis a écrit quelques livres directement sur le christianisme… ouvertement, c’est-à-dire. Je devrais peut-être essayer de les lire. Je dois dire que j’ai des sentiments mitigés vis-à-vis de la religion. Et le cours d’éducation religieuse n’est d’aucune aide. On nous parle à longueur de temps des voyages de Paul, et je lis aussi lentement la Bible. Il y a dedans quelques bonnes histoires, au milieu de tout un fatras. Mais la plus grande partie est de l’histoire, pas de la théologie, et j’aimerais bien savoir si Lewis dit quelque chose sur les fées – parce que les ménades, dans Le Prince Caspian , m’ont toujours fait un peu penser aux fées. Il n’y a rien d’autre ici que ses histoires interplanétaires, mais je vais voir s’ils ont Les Fondements du christianisme à la bibliothèque municipale et sinon, eh bien, le prêt entre bibliothèques est là pour ça.
Juste quand je finissais d’écrire, Miss Carroll est arrivée.
« Votre père a-t-il signé l’autorisation pour le club de lecture ? a-t-elle demandé.
— Pas encore. Je suis sûre qu’il le fera, mais il n’a encore pas eu le temps.
— Si vous voulez, je peux venir avec vous ce soir. Si je suis là tout le temps, in loco parentis , ça devrait aller. Ça serait comme emmener les filles au théâtre. J’ai vérifié auprès de Miss Ellis et elle a dit que c’était d’accord. » Elle m’a souri.
« Mais vous avez envie de venir ? » Je ne peux pas m’empêcher d’être désagréable avec les gens qui sont gentils avec moi. Ce n’est pas volontaire, ça sort avant que j’aie eu le temps de réfléchir.
« Ça devrait être intéressant, a-t-elle dit.
— Lisez-vous de la SF ?
— J’essaie de lire ce qu’il y a dans ma bibliothèque, pour pouvoir conseiller les élèves. J’ai effectivement lu un peu de SF. Ce n’est pas ce que je préfère, comme vous, mais j’en ai lu. Même quelques Ursula Le Guin ; entre autres Le Sorcier de Terremer.
— Et vous avez aimé ?
— J’ai trouvé ça excellent. » Miss Carroll s’est assise en face de moi à la table de bois et m’a regardée d’un air interrogateur. « Qu’est-ce qu’il y a ? Je ne m’attendais pas à être interrogée sur mon aptitude à assister au club de lecture, je pensais vous faire plaisir.
— Ça me fait plaisir. Merci. J’ai vraiment envie d’y aller. C’est juste que je ne suis pas habituée – je veux dire que je ne peux pas croire que vous renonciez à votre soirée pour moi. » Elle est très jeune, en fait. Elle doit avoir des amis, ou au moins une chambre où elle vit et se prépare à dîner et lit ses livres sans être dérangée. Pour être franche, je trouve très difficile d’imaginer sa vie en dehors de l’école. Mais au lieu de faire quoi que ce soit, elle va au club de lecture de SF parce que j’en ai envie. Pourquoi ferait-elle ça ? Je ne savais pas que la magie marchait si bien. C’est effrayant.
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