Le concours de poésie est national. Tout le monde à Arlinghurst doit écrire un poème et ils choisiront le meilleur de chaque classe pour l’envoyer. Je ne peux pas croire que les gens pensent vraiment que je vais gagner. D’accord, pour être réaliste, je pourrais arriver en tête de la 5e inf. C, ou peut-être même de toutes les classes de 5e, parce que le niveau n’est pas particulièrement élevé ici. Mais de tous les élèves de quinze ans du pays ? Impossible. La meilleure de l’école va rapporter cinquante points à son équipe. Ça met toutes les filles dans tous leurs états. Les cent meilleurs du pays seront publiés dans un livre, et le gagnant touchera cent livres, plus une machine à écrire. J’aimerais vraiment avoir une machine à écrire. Je ne sais pas taper, mais pour envoyer des textes aux magazines il faut les dactylographier.
Au déjeuner, Deirdre s’est glissée jusqu’à moi et s’est assise deux sièges plus loin, comme par hasard, mais elle l’a fait si maladroitement que tout le monde l’a remarquée. Elle avait l’air effrayée, la pauvre chérie, mais résolue. « Ma mère m’a dit que je devrais rester copine avec toi, a-t-elle murmuré.
— C’est gentil de sa part, ai-je répondu d’un ton normal.
— Tu m’aideras, pour mon poème ? »
Je vais donc l’aider à écrire un poème pendant l’étude, ce qui veut probablement dire le composer en entier. Je n’ai pas encore écrit le mien, mais j’ai tout mon temps, jusqu’à vendredi.
J’ai écrit le poème de Deirdre, et j’en étais très satisfaite. Mais hier, alors que j’étais en train de lire Waldo & Magic, Inc. (en fait, il s’agit de deux novellas complètement différentes), Miss Carroll est venue me trouver avec une pile de recueils de poésie moderne, dont elle a dit que je pourrais vouloir y jeter un coup d’œil.
Il semblerait que la poésie ait évolué depuis Chesterton. Qui le savait ? Manifestement pas Gramma, ni personne dans les écoles que j’ai fréquentées. J’avais vu une strophe d’un poème d’Auden, citée par Delany, et je n’avais même pas entendu le nom de T. S. Eliot, ni celui de Ted Hughes. Je me suis plongée dans Eliot, et du coup je suis arrivée en retard au cours de latin et j’ai pris un avertissement. Je me suis vengée en traduisant Horace à la manière d’Eliot, et la prof n’a rien pu dire, parce que c’était fidèle.
J’ai écrit un poème pour le concours. Je n’en suis pas très satisfaite. J’ai maîtrisé le style de Chesterton, mais je n’ai pas l’impression d’avoir eu le temps de maîtriser Eliot. Ça parle de la guerre atomique, de la graphiose de l’orme et de l’urgence d’aller dans l’espace tant que nous le pouvons.
Il y a apparemment un long poème de T. S. Eliot intitulé Quatre quatuors , que l’école n’a pas. Je vais aussi le commander samedi. Selon Miss Carroll, T. S. Eliot travaillait dans une banque quand il a écrit La Terre gaste , parce qu’être poète ne paie pas.
« Oh noir, noir, noir… ce sont les perles qui étaient ses yeux… Je veux de ces fragments étayer mes ruines. »
Ça ne semble pas si grave que les ormes meurent quand c’est l’automne, parce qu’alors tous les arbres ont l’air morts.
Une autre lettre. Je vais devoir recommencer à les brûler. Je voudrais presque savoir si elle dit quelque chose à propos de ce que j’ai fait. J’aimerais en avoir confirmation. Même si je sais que ça a marché.
J’ai rendu mon poème. Miss Lewes l’a regardé mais n’a rien dit. Miss Gilbert, la prof d’anglais de 6e, jugera.
J’espère que des livres m’attendront demain à la bibliothèque, car j’ai lu presque tous ceux que j’ai. Je relis Les Neuf Princes d’Ambre.
Je n’arrête pas de rêver de Mor. Je rêve qu’elle se noie et que je ne la sauve pas. Je rêve que je la pousse sous les roues de la voiture au lieu d’essayer de la tirer hors du chemin. Elle nous avait heurtées toutes les deux. J’en ai le souvenir dans chaque pas que je fais, mais pas dans mes rêves. Je rêve que je l’enterre vivante au centre du labyrinthe en jetant de la terre sur sa tête, pendant qu’elle se débat, et que la terre lui couvre les cheveux.
Ça fait un an aujourd’hui. J’ai essayé de ne pas y penser, mais ça revient m’obséder.
Dans le bus qui m’emmenait en ville, le plaisir d’arriver bientôt à la bibliothèque m’emplissait d’impatience. Les rues grises et mouillées en devenaient presque belles – presque, mais pas tout à fait. Il bruinait et le ciel était bas et sombre.
Le bibliothécaire a sursauté en voyant le nombre de livres que je voulais commander, mais il s’est contenté de me donner une pile de formulaires pour que je les remplisse moi-même. Des tas de livres m’attendaient ! Ensuite, je suis passée à la librairie où j’ai acheté Quatre quatuors, Le Corbeau de Ted Hughes, et La Chanteuse dragon de Pern d’Anne McCaffrey. J’ai aussi fait l’acquisition d’une boîte d’allumettes.
Je n’ai pas voulu prendre La Malédiction du Rogue , de Stephen Donaldson, qui avait l’outrecuidance de se comparer, en couverture, « à Tolkien à son meilleur niveau ». Au dos, cette citation est attribuée au Washington Post , un journal dont les citations condamneront désormais toujours un livre à mes yeux. Comment ont-ils osé ? Et comment l’éditeur ose-t-il ? C’est une comparaison que personne ne ferait, sauf pour dire « comparé à Tolkien à son meilleur niveau, c’est nul ». Enfin, on pourrait dire ça même de livres aussi brillants que Le Sorcier de Terremer . J’ai l’impression que La Malédiction du Rogue (quel titre, on dirait un épisode de Conan) risque plutôt d’être comme Tolkien à son pire niveau, c’est-à-dire au début du Silmarillion.
Ce qu’il y a avec Tolkien, avec Le Seigneur des Anneaux, c’est que c’est parfait. Tout cet univers, ce processus d’immersion, ce voyage. Ce n’est pas, j’en suis sûre, vraiment vrai, mais c’est d’autant plus étonnant que quelqu’un ait pu tout inventer. Le lire vous change complètement. Je me revois en train de finir Bilbo le Hobbit et le passer à Mor en lui disant : « Lis-le. C’est excellent. Y a-t-il un autre livre de cet auteur quelque part ? » Et je me rappelle l’avoir trouvé – volé – dans la chambre de ma mère. Quand la porte était ouverte, la lumière du couloir tombait sur les étagères R, S et T. Nous avions toujours peur d’aller plus loin, au cas où elle serait dissimulée dans l’ombre et nous sauterait dessus. Elle avait fait ça une fois, quand Mor remettait en place La Grotte de cristal . Quand nous prenions un de ses livres, d’habitude, nous dérangions l’étagère pour que ça ne se voie pas. Mais Le Seigneur des Anneaux en un volume était si gros que ça n’avait pas été possible. J’étais terrifiée à l’idée qu’elle s’en aperçoive. J’avais failli ne pas le prendre. Mais soit elle ne l’avait pas remarqué, soit elle s’en fichait – je pense qu’elle devait être en balade avec un de ses petits amis.
Je n’ai pas fini de dire ce que je voulais à propos de Tolkien.
Le lire, c’est comme être transporté dans son monde. C’est comme trouver une source magique dans un désert. Il a tout. (Excepté le désir, dit Daniel. Mais il y a Langue de Serpent.)
C’est une oasis pour l’âme. Même maintenant, je peux toujours me retirer dans la Terre du Milieu et être heureuse.
Comment peut-on comparer quoi que ce soit à ça ? L’orgueil de Stephen Donaldson est incroyable !
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