J’ai donc laissé quelques livres. Je sais que je ne pourrai pas les récupérer avant Noël, mais il y en avait vraiment des piles et je suis pratiquement sûre de ne pas vouloir relire de sitôt ceux que j’ai laissés. Il n’y a pas beaucoup de place à l’école. De toute façon, même s’ils me manquent, j’aime bien les savoir ici. Si Grampar va assez bien pour sortir de Fedw Hir et rentrer à la maison, je pourrai rentrer aussi. Daniel ne tient pas tant à moi, je suis sûre qu’il s’en fichera. J’ai l’impression que je ne vis effectivement nulle part et je déteste ça. La pensée qu’il y a huit livres en ordre alphabétique sur l’appui de fenêtre de ma chambre m’est un réconfort. C’est magique, aussi, c’est un lien magique. Ma mère ne peut pas entrer ici, et même si elle le pouvait, il y a les livres. On ne peut pas utiliser la magie avec les livres, à moins que ce soient des exemplaires très particuliers – et si elle pouvait, elle a déjà le reste de mes affaires. Elle a beaucoup trop de ce qui m’appartient, mais il n’y a pas moyen de le lui enlever.
Si je l’ai battue de nouveau, et je pense que c’est le cas, voudra-t-elle se venger ? Ce n’était pas du tout comme la dernière fois. C’est bizarrement décevant, surtout parce que je n’arrive pas à trouver Glorfindel pour lui poser les neuf millions de questions qui me tracassent.
Je n’ai pas réussi à refermer à clef la porte de devant. Je l’ai fermée de l’intérieur et je suis sortie par-derrière, puis j’ai mis la clef de derrière dans la boîte aux lettres. Je l’ai dit à tante Teg, qui sera la prochaine à venir.
J’ai vu Moira, Leah et Nasreen après leur sortie de l’école cet après-midi. Elles m’ont demandé comment était Arlinghurst, mais je ne leur ai pas dit, à part quelques détails anodins. Leah a un petit ami, Andrew, qui était très bon en maths à Park School quand nous étions petits. C’est ce que j’ai dit et Moira a répondu que certains d’entre nous étaient encore petits. Elle a fait une poussée de croissance. Je me demande si j’en ferai une. J’ai la même taille depuis l’âge de douze ans, quand nous étions les plus grandes de la classe, mais maintenant tout le monde m’a dépassée. Elles m’ont raconté tous les potins. Dorcas, qui était toujours première en français et en gallois et dont les parents ont une religion de cinglés, adventiste du septième jour ou je ne sais quoi, est tombée enceinte. Sue est partie avec ses parents qui ont déménagé pour l’Angleterre. Je me sentais réellement normale, mais aussi bizarre, comme si je faisais semblant.
Retour à Shrewsbury demain, juste quand elles n’auront pas école et que nous aurions pu faire quelque chose ensemble.
Le train de Crewe est bien plus petit que celui de Londres. Il y a un couloir et de petits compartiments où on peut tenir à huit, sur des banquettes en vis-à-vis. Il y a un filet à bagages et des photos de paysages en noir et blanc – dans mon compartiment, c’était Newton Abbott, dont je n’avais jamais entendu parler. Je me demande où c’est. Ça a l’air joli. Pendant la plus grande partie du trajet, j’ai eu le compartiment pour moi toute seule, à part une femme et ses deux enfants qui sont montés à Abergavenny et descendus à Hereford. Ils ne m’ont pas beaucoup dérangée. La plupart du temps, je regardais par la fenêtre ou je lisais, d’abord Destinies , puis Le Bar du coin des temps de Spider Robinson, que j’avais aussi acheté chez Lears.
Le train suit la frontière galloise. En s’éloignant de Cardiff et de Newport, il monte à travers champs et collines. Le soleil apparaissait et se cachait par intermittence, répandant cette étrange lumière automnale qui donne presque l’impression d’être sous l’eau. Les nuages faisaient des taches d’ombre sur les montagnes, et là où il y avait du soleil l’herbe irradiait presque de lumière. Du train, on voyait le Pain de Sucre. C’est une montagne très caractéristique. Nous allions de temps en temps à Abergavenny et il y avait une chanson que nous chantions dans la voiture : « À travers les collines jusqu’à Abergavenny, avec l’espoir que le temps sera beau. » Cela m’a fait chaud au cœur de voir le Pain de Sucre, ne serait-ce que de la gare, avec les collines derrière. Je dirai à Grampar que j’y suis passée quand je lui écrirai. Après Abergavenny, le train franchit la frontière avec l’Angleterre, parce que Hereford est en Angleterre, et Ludlow aussi. Cette dernière est une petite ville qui ressemble beaucoup à Oswestry, vue du train, mais en un peu plus chaleureuse.
Le dernier arrêt avant Shrewsbury est Church Stretton. Beaucoup de gens sont montés dans mon compartiment et le coin où je m’étais sentie si confortable pendant tout le trajet est devenu un peu surpeuplé. Mon cœur s’est serré un peu. Jusque-là, j’avais réussi à profiter du voyage sans penser à l’endroit où j’allais me retrouver.
Daniel ne m’attendait pas à la gare de Shrewsbury. J’avais pensé qu’il serait sur le quai, mais non. J’ai passé la barrière et attendu sur le parking. J’ai envisagé de prendre un bus, mais je n’avais pas la moindre idée de son numéro ni de l’endroit où il s’arrêtait. Dans les Vallées, je sais où vont tous les bus, quels sont leurs itinéraires et ceux qui me sont utiles. Les rouge et blanc vont à Cardiff, et les rouge sombre sont de la desserte locale. Il est facile de croire qu’on connaît les « dramroads » et comment les choses s’articulent, mais je n’avais jamais pensé qu’il puisse être utile de connaître les bus avant de me sentir coincée sur ce parking. J’avais mon sac, et aussi un paquet de livres, je n’étais pas vraiment surchargée de bagages mais ce n’était pas tout.
Il me restait deux livres dix sur le billet de dix. (Ça peut ne pas sembler beaucoup, mais j’avais fait beaucoup d’achats.) Je suis retournée dans la gare et j’ai acheté au kiosque une carte d’état-major du district de Shrewsbury. (Quelle drôle d’idée : ils ont fait le relevé topographique de tout le pays pour des raisons de logistique militaire, et maintenant ils vendent les cartes à n’importe qui. Enfin, je ne projetais pas une invasion.) Je suis retournée sur le parking et je me suis assise sur un banc. J’ai trouvé Mickleham, où se situe le Vieux Manoir, et me suis dit qu’un bus pour Wolverhampton me rapprocherait probablement, quand Daniel est enfin arrivé. J’ai été soulagée de voir la Bentley noire s’arrêter. J’ai replié et rangé la carte, mais il l’avait vue.
« Je vois que tu as acheté une carte.
— Je trouve les cartes très intéressantes », ai-je dit, embarrassée, alors que c’était plutôt à lui de l’être, à cause du retard. Je suis montée dans la voiture. Il a jeté son mégot de cigarette par la fenêtre et a démarré. Il ne devrait pas faire ça, même sur un parking. C’est une mauvaise habitude. Ça pourrait mettre le feu.
Je me suis dit que j’achèterais autant de cartes d’état-major que je le pourrais. Elles quadrillent le territoire. Je pourrais les collectionner et finir par avoir tout le pays. Comme ça, je pourrais toujours retrouver mon chemin et savoir où sont les endroits les uns par rapport aux autres. Mais ça ne me servirait pas à grand-chose si elles étaient à la maison quand j’en avais besoin. Il me faudrait seulement être organisée et prendre la carte de l’endroit où je comptais aller, et peut-être les cartes environnantes, dans mon sac, quand je sortirais.
Shrewsbury, c’est là où j’ai acheté mon uniforme. C’est une petite bourgade, pas une ville, et tout semble construit dans la même pierre rose.
Nous sommes arrivés au Vieux Manoir pour le high tea . Si vous servez le thé avec des gâteaux, des scones et des petits sandwiches, c’est un afternoon tea , alors que pour le high tea il y a aussi un plat chaud et nourrissant. Aujourd’hui, c’étaient des pâtes avec du fromage et du jambon, mais tout le reste était froid : sandwiches de thon au concombre, jambon persillé, fromage et légumes au vinaigre. Je les ai trouvés très bons. Les scones étaient secs comme le Kalahari. Ils tombaient en miettes quand on étalait du beurre dessus. J’en faisais des meilleurs quand j’avais quatre ans. Je ne l’ai pas dit, mais peut-être qu’une prochaine fois je dirai à l’une des tantes (je n’arrive toujours pas à les distinguer les unes des autres) que j’aimerais essayer d’en faire quelques-uns. Il me semble qu’elles pourraient être d’accord.
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