« À moitié », a dit Glorfindel, et il ne voulait pas dire que j’étais à moitié morte sans elle, ou qu’elle était à moitié passée de l’autre côté ni rien de tel, il voulait dire que j’en étais à la moitié de Babel 17 et que, si je continuais, je ne saurai jamais comment ça finissait.
Il peut y avoir des raisons plus étranges de rester en vie.
Il y a les livres. Il y a tante Teg et Grampar. Il y a Sam, et Gill. Il y a le prêt entre bibliothèques. Il y a les romans dans lesquels vous pouvez vous plonger. Il y a l’espoir d’un karass dans un avenir plus ou moins lointain. Il y a Glorfindel qui est vraiment attaché à moi, autant qu’une fée puisse l’être.
Je l’ai lâchée. À contrecœur, mais je l’ai lâchée. Elle s’est accrochée. Elle tenait bon, si bien que la lâcher n’était pas suffisant. Si je voulais vivre, je devais la repousser, malgré la connexion qui nous liait, bien qu’elle m’appelât, suppliant et s’accrochant de toutes ses forces. C’est la chose la plus difficile que j’aie jamais faite, pire que quand elle était morte. Pire que quand on m’a arrachée à elle et que l’ambulance l’a emportée après que ma mère fut montée avec elle, souriante, mais pas moi. Pire que quand tante Teg m’a annoncé qu’elle était morte.
Mor a toujours été plus courageuse que moi, plus pragmatique, plus douce. Elle était la meilleure moitié de nous deux.
Mais elle était effrayée, maintenant, seule et désespérée, et morte, et je devais la repousser. Elle changeait en s’accrochant, elle était comme du lierre, me recouvrant entièrement, et des algues, des vrilles s’enroulant, gluantes. Maintenant que je voulais la faire lâcher je ne pouvais pas, et même si elle changeait je savais qu’elle était toujours Mor tout le temps. Je le sentais. J’avais peur. Je ne voulais pas la blesser. À la fin, j’ai pesé de tout mon poids sur ma jambe. La douleur a coupé le lien, de la même façon qu’elle effraie les fées. La douleur était quelque chose que mon corps, vivant, pouvait produire, comme cueillir des feuilles de chêne et les apporter en haut d’une montagne.
Elle est repartie, alors, ou elle a essayé mais le crépuscule s’était transformé en ténèbres et elle n’a pu passer la porte, qui avait disparu. Mor était debout près des arbres, redevenue elle-même, très jeune et perdue, et j’ai failli encore une fois tendre les bras vers elle. Puis elle a disparu, en un clin d’œil, comme disparaissent les fées.
Le retour a été une longue marche solitaire dans le noir. À chaque pas, je craignais de rencontrer ma mère venue voir ce qui avait fait échouer son projet de s’imposer. C’était à cause de Mor qu’elle avait pu essayer, je voyais cela maintenant, parce que Mor était sa fille, son sang. Je ne cessais de me dire que je ne pouvais pas courir, et elle si. Je sentais Mor plus loin que jamais. Les fées avaient toutes fui la douleur, naturellement. Même Babel 17 , qui était là dans mon sac, semblait très loin. Mais tante Teg m’attendait dans la voiture, et Grampar à Fedw Hir, si content de me voir, il aurait eu le cœur brisé si j’avais été morte. Le lit voisin du sien, où avait bafouillé l’homme, était vide, on avait déjà emporté son corps. Il avait eu de la chance de pouvoir partir ce soir. Les gens qui meurent en novembre doivent attendre toute une année. Comme Mor. Que lui était-il arrivé ? Devrait-elle attendre l’an prochain ?
Plus j’y pense, moins je comprends ce qui s’est passé. Toutes les vallées ont-elles une ouverture de ce genre ? Et les gens qui meurent en plaine ? Est-ce vraiment ancien, plus ancien que les aciéries, ou est-ce que les aciéries ouvraient un passage là où, avant, le flanc de la colline était intact ? Et où allaient-ils ? Et y allaient-ils tous ? Et Mor ? Où est-elle maintenant ? Ma mère l’a-t-elle rattrapée, en fin de compte ? Les fées l’aideront-elles ? Et les sorbiers ? Je n’ai jamais entendu dire que ce soit l’arbre des morts, c’est censé être l’if, l’arbre des cimetières. Mais c’étaient des feuilles de chêne, des feuilles sèches, dorées. Il y en a une dans mon sac. Ça ne veut pas dire que quelqu’un a été oublié, Mor en avait une, et il y avait encore des feuilles crissant sur le sol quand je suis partie, j’en avais apporté plus qu’assez. Je croyais les avoir soigneusement secouées, mais il en restait une dans la jaquette de Babel 17. Quel livre bizarre ! La langue conditionne-t-elle vraiment le mécanisme de la pensée ? Simplement, comme ça ?
On dirait que je n’ai que des questions, aujourd’hui.
J’étais claquée, et inutile de parler de ma jambe, je suis restée à la maison pour lire toute la journée. Puis j’ai préparé le dîner pour tante Teg quand elle rentrerait de l’école – une poêlée de champignons avec des oignons, du fromage et de la crème, et des pommes de terre au four avec encore du fromage, et des petits pois. Elle a dit « comme c’est gentil », en ajoutant qu’elle supposait que les hommes mariés y avaient droit tous les jours et que ce dont elle avait besoin ce n’était pas d’un mari qui compterait sur ça, mais d’une femme qui le ferait. C’était agréable de cuisiner de la véritable nourriture. Ça a quelque chose de formateur. Ce n’est pas de la magie, ça va au-delà de prendre des gros champignons et des pommes de terre crues pour les transformer en quelque chose d’absolument délicieux. Je préparais simplement le dîner. Mais je me demande dans quelle mesure cuisiner pour quelqu’un d’autre est de la magie. Je pense que c’est possible. La batterie de cuisine de tante Teg ne m’aime pas plus que Perséphone. Les couteaux et les éplucheurs ne me coupent pas, mais ils perdent de leur efficacité entre mes mains. Ils savent que je ne suis pas la personne censée les utiliser.
Il existe un livre d’ heroic fantasy d’Heinlein intitulé Route de la gloire . Ça doit être quelque chose ! Je me demande si Daniel l’a. Sinon, il y a toujours le prêt entre bibliothèques.
Je suis retournée aujourd’hui en bus à Aberdare. Il n’y avait pas la moindre trace de Mor ou des fées, mais j’avais le sentiment qu’elles disparaissaient dès que je les cherchais et apparaissaient juste au moment où je ne pouvais pas les voir. C’était un jeu, bien sûr, mais je n’avais pas envie d’y jouer. Je voulais des réponses, bien que j’eusse dû savoir qu’il était impossible d’obtenir d’elles une simple réponse, même quand elles voulaient quelque chose, ce qui n’était manifestement pas le cas en ce moment.
Je suis allée à la maison de Grampar. J’en ai encore une clef, bien que la serrure soit plus dure que jamais, et j’ai eu le plus grand mal à entrer. Tante Teg vient faire le ménage, mais il y avait quand même de la poussière et une odeur de demeure abandonnée. C’est une toute petite maison coincée entre deux autres. Quand tante Florrie y vivait, il n’y avait pas de salle de bains, on se lavait dans la cuisine et les toilettes étaient un ty bach, dehors. C’était déjà comme ça du temps de mes arrière-grands-parents. Mon grand-père avait installé toute la plomberie quand il était revenu. J’aimais beaucoup prendre mon bain dans la cuisine, près du feu de charbon. C’était étonnamment confortable. Mais je détestais sortir pour aller aux toilettes, surtout la nuit.
Grampar y avait emménagé quand Mor était morte, pour fuir ma mère. Tout le monde la fuit. Je n’ai jamais vécu officiellement là. J’étais censée habiter chez elle. J’ai même parfois passé un peu de temps avec elle, quand elle insistait, mais pas quand Grampar allait bien. J’avais ma propre chambre, avec mon lit qui venait de la maison et mon coffre bleu. La plus grande partie de mes livres et de mes vêtements étaient restés chez elle, mais j’ai trouvé un pull en laine appartenant à Mor et mon short en jean avec un lion dessus, et un numéro de Destinies. Destinies est une revue de science-fiction américaine qui se présente comme un livre de poche. Ils la reçoivent régulièrement chez Lears, et je l’adore. J’ai acheté le dernier numéro – « avril-juin » – lundi dernier. Je le garde pour le lire dans le train.
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