— Oui, mais ce n’est pas si facile. Il ne peut pas se débrouiller seul. Je pourrais venir le week-end, mais il a besoin d’une infirmière. Ça coûte très cher. Ils espèrent que, peut-être, au printemps…
— Je pourrais vivre avec lui et l’aider », ai-je dit, et pendant un moment il y a eu comme une lueur d’espoir.
« Tu dois aller à l’école. De toute façon, tu ne pourrais pas l’aider à marcher. Il s’appuie de tout son poids sur la personne qui le soutient. »
Elle a raison. Je m’écroulerais sous la charge, ma jambe céderait et nous nous retrouverions tous les deux par terre.
Je devrais lui écrire. Je peux faire ça, de gentilles lettres joyeuses. Tante Teg pourra les lire tout haut et ça leur donnera un sujet de conversation à l’heure de la visite. Nous devons réussir à le sortir de là. C’est incroyablement sinistre. Et moi qui pensais que l’école était lugubre.
J’ai remonté la vallée en bus rouge et blanc, aujourd’hui. C’est intéressant. Il suit la vieille route tout le temps, remonte les rues étroites bordées de maisons mitoyennes et traverse Pontypridd. Tout le chemin j’ai vu d’horribles terrils, des tas de scories et des vilaines maisons entassées les unes sur les autres au pied des collines. Arrivée à Aberdare, je suis descendue et j’ai remonté la combe jusqu’aux ruines que nous avons baptisées Osgiliath. Je ne sais pas exactement ce qu’elles étaient avant. Les arbres étaient pratiquement nus et le sol était jonché de feuilles mortes. Il ne pleuvait pas, heureusement, car j’ai senti un besoin urgent de m’asseoir quand je suis arrivée. J’avais oublié comme c’était loin. Ou plus exactement je me rappelais que c’était à un kilomètre environ du plus proche arrêt de bus, ce qui représentait maintenant pour moi une longue marche.
Je ne cherchais pas spécialement les fées. Je voulais juste me rendre là. Mais les fées y étaient. Glorfindel y était. Elles m’attendaient.
J’aimerais rapporter notre conversation à la façon des elfes de Tolkien : « Longtemps tu nous as manqué et nous avons attendu ta venue, Mori, longtemps nous t’avons cherchée en vain parmi les arbres et les palais. D’une lointaine contrée nous est parvenue la nouvelle que tu parcourais toujours ce monde, séparée de ta jumelle, et nous avons encore attendu jusqu’à ce qu’aujourd’hui le vent nous annonce ton arrivée. Sois la bienvenue parmi nous, car nous avons grand besoin de toi. »
Mais cela ne se passait pas ainsi. Mor et moi jouions à avoir une conversation avec les fées et je répétais ce qu’elles auraient dit approximativement dans ce langage. Ce discours est en substance celui de Glorfindel, ce qu’il voulait exprimer, mais la plus grande partie n’était pas du tout des mots, et ce qui l’était était du gallois.
Glorfindel est très beau. Il a l’air d’un jeune homme de dix-neuf ou vingt ans, aux cheveux bruns et aux yeux gris. Il porte une cape de feuilles qui tourbillonnent autour de lui, mais ce n’est pas vraiment une cape. Ce n’est pas comme s’il pouvait l’enlever.
Les fées sont très sages. Ou plutôt, elles savent beaucoup de choses. Elles ont beaucoup d’expérience. Elles comprennent mieux que personne comment fonctionne la magie. C’est pour ça que ç’aurait été un vrai désastre si ma mère avait prévalu. Elle se serait servie de ses connaissances pour imposer sa puissance. Les fées n’auraient pas pu éviter de devenir ses esclaves. Je ne sais pas quelles auraient été les répercussions dans le monde réel. Je suppose qu’elle n’aurait pas pu vraiment devenir une reine noire. Mais si elle ne peut pas recommencer, elle essaiera autre chose. J’aurais dû m’en douter.
Ce que Glorfindel veut, c’est que je monte demain par l’Ithilien jusqu’au labyrinthe de Minos, où il dit que les morts marcheront. Demain, c’est Halloween. Il dit qu’il faut que je prenne des feuilles de chêne et que je fasse une porte pour qu’ils passent. Ça empêchera ma mère de prendre l’ascendant sur les fées. Elles savent beaucoup de choses, mais elles sont relativement impuissantes, elles ne peuvent pas vraiment interagir avec le monde tangible. Il leur faut trouver quelqu’un pour le faire à leur place, en l’occurrence, moi. Selon Glorfindel, il a fait tout ce qu’il a pu pour me faire venir cette semaine. Il ne savait pas où j’étais jusqu’à ce que je parle à la fée, et il ne pouvait pas m’atteindre avant que je brûle les lettres. Mais ensuite il a arrangé les choses pour me faire venir à lui. (Avait-il modifié l’emploi du temps de l’école ? Tous les emplois du temps de tout le monde à l’école ? Avait-il fait en sorte que Daniel accepte que je vienne ? M’avait-il incitée à avoir envie de venir à la combe aujourd’hui ? Parfois je hais la magie.)
Il a dit que ça sera facile, pas comme la dernière fois. Aucun risque. La seule difficulté est qu’il faudra y être à la tombée de la nuit. Je pensais que ce serait vraiment dur, mais quand j’ai menti à tante Teg en disant que je voulais prendre le thé avec mon ancienne amie Moira, elle a répondu qu’elle viendrait me chercher à sept heures et m’emmènerait voir ce pauvre Grampar à Fedw Hir.
Je lis L’Épée enchantée de Marion Zimmer Bradley, j’aime bien jusqu’ici.
Moins une, mais pas de la façon à laquelle je m’attendais.
Ça a tout d’abord été une longue, longue marche. Aucune fée ne m’a approchée de tout le trajet. Elles détestent la souffrance, j’ignore pourquoi, mais je le sais depuis aussi longtemps que je les connais. Même un genou éraflé ou une cheville tordue les font fuir. La douleur qui irradiait de ma jambe à chaque pas devait suffire à les épouvanter à des kilomètres à la ronde. Par chance, j’étais partie tôt et ça lui a laissé le temps de se calmer après mon arrivée.
Le labyrinthe du roi Minos est en haut de la montagne du Craig. C’est une très vieille aciérie, une des premières, et une mine de fer, pas très profonde, juste une éraflure pratiquement comblée. Ce qu’il en reste ressemble vraiment à un labyrinthe. Il faut se faufiler entre les murs et, bien qu’aucun n’arrive plus haut que l’épaule, on a l’impression qu’on ne va jamais trouver la sortie du dédale. La partie où se trouvait l’entrée de la mine est au centre, dans un creux, et il y a une sorte d’allée qui y mène. Là, je me suis assise sur un mur pour me reposer, ma canne à côté de moi. Il bruinait, je ne pouvais donc pas lire le livre que j’avais apporté, bien sûr. C’était Babel 17, de Delany, je l’avais lu dans le bus. J’avais aussi apporté des feuilles de chêne cueillies en chemin, en traversant l’épaisse forêt d’Ithilien. Glorfindel n’avait pas précisé combien il en fallait, mais j’avais continué à en entasser dans mon sac en marchant. Les chênes gardent leurs feuilles tout l’hiver, comme les mallorns, ils sont donc faciles à trouver.
Je portais mon manteau d’uniforme, parce que je n’en ai plus d’autre. Je n’avais pas pris le mien quand j’avais fugué. Celui-ci est décoré de l’écusson d’Arlinghurst, une rose, avec la devise Dum spiro spero – « Tant que je respire, j’espère » – qui me plaît assez. J’ai entendu une blague à propos d’une école qui avait décidé de prendre pour devise « J’entends, je vois, j’apprends », ce qui donne, une fois traduit en latin, Audio video disco ! J’ai passé un petit moment à y réfléchir. De loin, je pourrais presque aimer cette devise. Quand je suis là-bas, je sens que je dois tout détester en bloc ou je craque. L’école me semblait très loin, assise là, malgré le manteau. Il y a quelque chose de réel et d’essentiel dans le paysage des Vallées qui fait de tout le reste une lointaine diversion.
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