Au bout d’un moment le soleil a percé, faiblement. Les nuages filaient à toute allure dans le ciel et j’ai regardé l’autre côté de la vallée de presque aussi haut qu’eux. Il n’y a pas trop d’arbres à cette altitude, juste deux sorbiers décharnés qui s’accrochent près de l’entrée de la vieille mine. Des volées d’oiseaux tournoyaient, cherchant à décider dans quelle direction migrer, et décrivaient des figures dans le ciel. Après le soleil, les fées ont fait leur apparition, m’épiant furtivement de derrière les murs, et puis Glorfindel est arrivé.
C’est très frustrant de transcrire une conversation avec une fée. Soit j’utilise les mots corrects, et c’est vraiment artificiel, ou bien j’essaie d’exprimer quelque chose qui n’est que partiellement en paroles avec un vocabulaire limité. Et si je l’écris comme hier, c’est un mensonge, parce que je réinterprète un discours qui fait autant appel à des sentiments qu’à des mots. Comment peut-on écrire ça ? Delany y arriverait peut-être.
Nous n’avons pas parlé tant que ça, de toute façon. Il s’est assis à côté de moi, et je pouvais presque sentir sa présence près de moi, ce qui est plus qu’inhabituel, et j’ai commencé à avoir des envies sexuelles. Je sais, impensable, avec une fée. Toutes les fées se sont alors rapprochées, ce qui m’a préoccupée, et une fois que j’ai commencé à me tracasser, Glorfindel était redevenu aussi insubstantiel que jamais, bien que toujours juste à côté de moi.
Je me suis alors rappelée que je connaissais des histoires de femmes qui avaient eu des relations sexuelles avec des fées, et chacune de ces histoires parlait de grossesse. J’ai regardé Glorfindel, et oui, il était beau et… indubitablement masculin… et il m’a regardée d’un air expressif, et oui, j’aurais aimé, mais pas si ça impliquait ça. Pas question ! Même si tous les hommes normaux que je rencontrais me regardaient comme si j’avais été de la pâtée pour chiens. Et, en un sens, ç’aurait aussi été de l’inceste, avec Glorfindel. Encore plus.
« Intacte ? » a-t-il demandé, ou quelque chose comme ça, je ne suis pas vraiment sûre de ce que veut dire ce mot. Mais j’ai compris de quoi il parlait.
« Jusqu’ici, j’ai repoussé tous ceux qui ont essayé », ai-je répondu, l’air plus farouche que je n’en avais l’intention, bien que ce soit la vérité, et que je n’aie pas eu exactement à me battre avec Daniel. « Tu te souviens de Carl.
— Mort », a-t-il dit avec une jubilation macabre. Carl est mort. Il était policier, et il est allé en Irlande du Nord, parce que la paie était meilleure, et il a été victime d’une bombe. Ou, pour le dire autrement, j’ai demandé à Glorfindel comment me débarrasser de lui, j’ai volé son peigne et l’ai jeté dans le marais de Croggin. C’était quand j’habitais chez ma mère et qu’il entrait dans ma chambre, s’asseyait trop près de moi et n’arrêtait pas d’essayer de me tripoter. Je l’ai mordu de toutes mes forces, et il m’a frappée, mais il a reculé. Je savais que ce ne serait pas fini. Je n’avais que quatorze ans, à l’époque. Jeter le peigne de quelqu’un dans un marais n’est pas un meurtre. J’avais pensé que ça avait marché quand il était parti.
Glorfindel m’a simplement regardée et j’ai su qu’il était mon ami, autant que les fées puissent l’être. Beaucoup ne se soucient pas des gens ou du monde en général, et même celles qui le font ne sont pas comme les gens. Je ne sais pas ce que signifiait pour lui le désir inexprimé entre nous. Il ne s’appelle d’ailleurs pas vraiment Glorfindel, il n’a même pas de nom. Il n’est pas humain. J’en étais très consciente.
Le soleil descendait derrière la colline où nous étions assis, mais il n’était pas encore vraiment couché ; dans la vallée suivante, il faisait encore plein jour. Je suppose qu’il y a toujours une vallée suivante, tout autour du monde, jusqu’à ce qu’on soit le lendemain. Nos ombres étaient très longues. Glorfindel s’est levé et m’a dit de répandre les feuilles en spirale dans le labyrinthe, en finissant près des deux sorbiers. Je l’ai fait, puis me suis rassise et j’ai attendu que la lumière décline. Je ne savais pas si j’allais voir quelque chose ou si ce serait une de ces fois où j’ai fait ce qui m’a été demandé et rien n’a de sens et je ne sais jamais si ça a eu un effet. Le ciel s’est décoloré progressivement, mais il ne faisait pas noir. Je commençais à me dire que ç’allait être affreux de rentrer.
Puis ils sont arrivés de la vallée, remontant la « dramroad » dans le crépuscule. C’étaient des fantômes, une procession de morts. Ce n’étaient pas des rois blancs et des dames blanches, c’étaient des hommes et des femmes usés par les travaux – des gens parfaitement ordinaires, simplement ils étaient morts. On ne les aurait jamais confondus avec des vivants. On ne pouvait pas tout à fait voir à travers eux, mais ils étaient encore plus drainés de toute couleur que tout le reste, et ils n’étaient pas aussi solides qu’ils l’auraient dû. J’ai reconnu un des hommes. Je l’avais vu assis près de Grampar à Fedw Hir, faisant des bruits liquides avec la bouche. Il marchait maintenant d’un pas élastique. Il avait le visage grave et posé d’un homme digne et déterminé. Il s’est penché pour ramasser une de mes feuilles de chêne sur le sentier et l’a tendue comme un ticket au cinéma en passant entre les deux arbres. Je n’ai vu personne la prendre. Je ne pouvais rien distinguer dans l’obscurité.
Certains tournaient en rond près de l’entrée, ils étaient venus jusque-là et étaient incapables d’entrer, à cause de ce que ma mère avait fait. Quand ils ont vu le vieil homme donner sa feuille, ils se sont tous mis à en ramasser. Ils sont tous passés, l’un après l’autre, tous très dignes et sérieux, sans un mot, attendant leur tour de passer entre les arbres et de disparaître dans les ténèbres. Je ne sais pas s’ils entraient dans le sol ou sous la colline ou dans un autre monde ou dans l’Achéron. Il y avait une grosse femme et un jeune avec un casque de moto qui avaient l’air d’être ensemble. Tous les morts se voyaient entre eux, mais ils n’avaient pas l’air de me voir, moi, ni les fées qui observaient, attroupées des deux côtés du chemin. Le jeune homme a fait signe à la femme d’avancer et elle s’est exécutée, solennellement, comme s’ils étaient dans une église.
À cet instant, j’ai vu Mor. Je ne m’y attendais pas du tout. Elle marchait, tout à fait insouciante, une feuille à la main comme si elle jouait un rôle sérieux dans un jeu. J’ai crié son nom ; elle s’est retournée, m’a vue et a souri avec une telle joie que ça m’a brisé le cœur. J’ai tendu les bras vers elle, et elle vers moi, mais elle n’était pas vraiment là, comme une fée, pire qu’une fée. Elle a eu l’air effrayée et a regardé à droite et à gauche les fées alignées de chaque côté du chemin.
« Allons-y », a dit Glorfindel à mon oreille dans un murmure si chaud qu’il a fait voler mes cheveux.
Je ne la tenais pas, sauf que je la tenais. Nos mains ne se touchaient pas, mais la connexion entre nous était tangible. Elle émettait une lueur violette. C’était la seule chose qui avait une couleur. Ce n’aurait pas été visible normalement, mais je devais l’avoir traînée cette dernière année comme un pont brisé. Maintenant il était à nouveau intact, j’étais à nouveau entière, nous étions ensemble. « Tenir ou mourir », a-t-il encore ajouté à mon oreille, et j’ai compris, il voulait dire que je pouvais la retenir ici et que ce serait une erreur, et j’ai décidé de lui faire confiance bien que je n’aie pas compris, ou bien je pouvais aller avec elle à la mort par cette porte. Ç’aurait été du suicide. Mais je ne pouvais pas la lâcher. Cela avait été si dur sans elle tout ce temps, cette année maudite. J’avais voulu mourir, moi aussi, si mourir était nécessaire.
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