Mais je ne veux pas causer une autre attaque à Grampar, et donc je continue à aller à l’église et aux prières de l’école et à communier, même si je ne vois pas à quoi ça rime. Ce n’est pas une chose que je m’imagine pouvoir aborder avec un prêtre, d’une certaine manière.
Avec les fées, ce n’est pas une question de foi. Elles sont là. Elles peuvent ne pas faire attention à vous, mais vous pouvez discuter avec elles. Et elles connaissent la magie, elles savent comment fonctionne le monde et sont disposées à intervenir. Je pourrais faire un peu de magie. Je vois toutes sortes de choses qui seraient utiles. Je pourrais concocter une meilleure protection contre les rêves. Et j’aimerais vraiment avoir un karass.
Sept livres m’attendaient à la bibliothèque. Je me demande ce qui se passe quand il y en a plus de huit ? La bibliothécaire était là aujourd’hui, et elle m’a laissée remplir mes cartes de prêt entre bibliothèques. Si je continue à commander une cinquantaine de livres par semaine, il pourrait bien y en avoir plus de huit un samedi ou un autre. Je me demande si je peux obtenir l’autorisation de sortir un soir de semaine. Plusieurs filles prennent des leçons de musique. Je pourrais peut-être apprendre un instrument pour pouvoir aller à la bibliothèque, mais je suis si nulle en musique que ça risque de ne pas marcher. Je me demande s’il y a une autre activité extrascolaire qu’on me laisserait pratiquer. Je pourrais demander à Miss Carroll.
Je n’avais pas d’argent, mais je suis quand même passée à la librairie. J’ai découvert que le bois d’en face s’appelle la forêt du Braconnier – c’est sur la carte – et j’y suis entrée pour brûler la lettre que j’ai reçue hier. Je me suis un peu enfoncée sous les arbres et j’ai fait un cercle. Personne ne m’a vue, à part deux fées qui sont restées indifférentes. Je n’ai pas lu la lettre. Je ne l’ai même pas ouverte. Parce que j’étais toute seule, et gelée avec ça, je n’ai pas fait de feu, j’ai juste enflammé le coin de l’enveloppe et je l’ai lâchée. J’ai failli me brûler les cheveux quand ça a pris plus vite que je ne m’y attendais, je ne recommencerai pas.
Il faisait froid mais il ne pleuvait pas, c’était la première fois depuis des siècles que j’étais dehors sans qu’il pleuve. J’ai essayé de m’asseoir sur le banc où j’avais lu Triton pour lire Né avec les morts , mais le vent était trop froid. Ce n’est pas tant la température qui me dérange, mais que les jours soient si courts. La nuit est tombée avant qu’il soit l’heure de rentrer à l’école.
J’ai jeté un coup d’œil dans la librairie et vu quelques livres que je voudrais acheter quand j’aurai de nouveau de l’argent, ou à commander à la bibliothèque. Il y a un livre pour adultes d’Alan Garner intitulé Red Shift . Je me demande de quoi il parle. Il a une couverture bizarre avec un menhir et une lumière, ce qui n’a aucun sens. Si je dis à Daniel que je veux l’acheter, il va sans doute m’envoyer de l’argent, à moins que le billet de 10 livres ait été censé durer jusqu’à Noël. Enfin, si c’est le cas, il n’a qu’à le dire et je le commanderai à la bibliothèque.
Ensuite, parce qu’il faisait noir et que je ne voulais pas rentrer, et que je n’avais pas d’argent pour faire semblant de boire du thé dans un café, j’ai traîné dans les autres boutiques de la ville. Je suis entrée chez Woolworths où j’ai piqué un flacon de talc et un Twix. Il y avait une fille qui s’appelait Carrie, au Refuge, qui piquait tout le temps dans les magasins et qui m’a montré comment faire. C’est très facile, il suffit de rester calme. Personne ne prête aucune attention à moi. Mais je ne prendrais pas un livre, ou plutôt j’en prendrais chez Woolworths, s’ils en avaient, mais je ne le ferais pas dans une librairie, à moins d’être désespérée.
Je suis entrée chez C&A et j’ai regardé les soutiens-gorge. Je n’en ai pas essayé. Ils sont plus chers que je ne l’aurais pensé, et le système de tailles est compliqué. Tante Teg devrait pouvoir m’expliquer.
Chez Smiths, j’ai vu Gill qui regardait les disques. Je ne m’intéresse pas du tout aux disques, en fait j’associe le fait d’écouter de la pop music avec ce que Gill prétendait mépriser : se rendre intéressantes devant les garçons. Mais je suis allée lui dire bonjour. Elle regardait un disque intitulé Anarchy in the UK par un groupe qui s’appelle les Sex Pistols. Il avait une pochette très laide, mais je suis très attirée par l’anarchisme à cause des Dépossédés . Je pense que ça serait beaucoup mieux de vivre sur Anarres. Gill a dit que ça ne nous plairait pas, parce que nos parents n’auraient pas d’argent et que nous n’aurions pas de privilèges. J’ai dit que tout le monde aurait les mêmes avantages. Je n’ai pas dit que de toute façon ma famille n’était pas si riche que ça. J’ai dit : pourquoi aurions-nous une meilleure éducation que quelqu’un qui ne peut pas se payer Arlinghurst ?
Gill a acheté le disque, même si elle ne va pas pouvoir l’écouter avant Noël, donc je n’en vois pas l’intérêt.
Sur le chemin du retour, nous avons parlé de Léonard de Vinci. Apparemment, en plus d’être peintre, c’était un savant qui a inventé des hélicoptères, étudié les fossiles et tenu des carnets. Gill a un livre qui parle de la vie des savants qu’elle a proposé de me prêter, ce qui est gentil de sa part, mais ce n’est pas du tout mon truc. Elle est un peu… je ne sais pas. Elle n’est pas stupide, ce qui est un soulagement, et elle n’a pas peur de me parler, mais elle a l’air un peu trop passionnée, ce qui me met mal à l’aise. J’ai l’impression qu’elle veut quelque chose.
J’ai partagé le Twix avec Deirdre. Je ne lui ai pas dit que je l’avais piqué.
Dimanche 18 novembre 1979
J’ai écrit à Grampar. La prochaine fois que j’aurai de l’argent, je lui achèterai une carte pour lui souhaiter un prompt rétablissement. Je lui ai parlé de mes notes (qui sont toutes systématiquement excellentes dans toutes les matières sauf en maths, comme d’habitude) et du temps qu’il fait. J’ai aussi écrit à Daniel, surtout pour parler de Terre, planète impériale et de Sur l’onde de choc , mais en mentionnant le Garner. J’aimerais avoir de l’argent de poche, comme la plupart des filles, pour savoir à l’avance ce que je pourrai dépenser. J’ai aussi écrit à tante Teg pour mon problème de soutien-gorge, en faisant bien attention de ne pas demander d’argent, en fait en précisant explicitement de ne pas en envoyer, parce que ça ne serait pas honnête, je veux juste savoir comment fonctionne le système de tailles. Il y a un chiffre et une lettre. Je suppose que je pourrais demander à Deirdre, ou même à Gill, mais je préfère l’éviter.
Pas de gâteaux aujourd’hui.
Un colis de Daniel ce matin, avec Demain, les chiens de Clifford Simak et Dune de Frank Herbert, dont aucun des deux ne me semble à première vue enthousiasmant. Mais c’est si bon d’avoir de la lecture. Et aussi un nouveau billet de 10 livres. Je ne sais pas s’il va m’envoyer un billet chaque fois que je dis que j’ai envie d’acheter un livre. Je suppose que je peux compter dessus, mais ce n’est pas très fiable. J’en ai parlé à Deirdre, bien qu’il soit difficile de la pousser à se confier, l’argent de poche étant un des sujets tabous que l’on n’est censées évoquer que de façon détournée. Mais une fois qu’elle a commencé à parler, on ne peut plus l’arrêter.
Читать дальше