Elle a ri si fort qu’elle avait du mal à reprendre son souffle. Les autres ont commencé à regarder pour chercher à voir ce qu’il y avait de si drôle.
« Non, vraiment », ai-je dit, calmement mais fermement. « Ils sont un peu en forme de poire. Les autres ne les ont pas comme ça. » J’ai regardé à la ronde les filles sous la douche, et aucune n’avait des seins de la même forme que les miens.
« Ils sont très bien, a dit Deirdre.
— Hé, Meirdre, qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? a demandé Lorraine.
— Coco vient de faire une super-blague », a dit Deirdre.
Certaines des filles, finissant de se doucher et se drapant dans leurs serviettes, se sont mises à chanter « Elle avait une jambe de bois ». Je leur ai lancé un regard noir, mais ça n’a pas marché, à cause de l’eau.
Nous nous tenions sous le jet. « Ils sont bien, a-t-elle murmuré. Ils ont juste l’air drôles parce que tu les vois de dessus. Si tu les voyais en face comme tu vois ceux des autres, tu verrais qu’ils sont pareils.
— Une glace, ai-je dit.
— Il faut dire “miroir”, selon Karen.
— Merde », ai-je juré.
Le seul miroir du bâtiment se trouve dans les toilettes, au-dessus de la rangée de lavabos où nous nous brossons les dents et où nous nous coiffons. C’est une longue bande réfléchissante fixée au mur, avec une rampe lumineuse au-dessus.
« Viens », ai-je dit.
Deirdre a gloussé et attrapé sa serviette. J’ai pris la mienne et me suis drapée dedans comme dans un manteau. J’ai rangé mon savon et mon shampoing dans ma trousse de toilette, parce que sinon quelqu’un pourrait les voler, ou ouvrir le shampoing et le vider dans la bonde, ça m’est arrivé la première semaine avec mon gel, que j’avais laissé dans la douche.
Nous sommes passées dans les toilettes, juste à côté de la salle de douche. Il n’y avait personne, ce qui était facile à voir parce qu’aucun cabinet n’a de porte. J’ai posé ma trousse de toilette et j’ai enroulé ma serviette autour de ma tête comme un turban. C’est un truc utile que m’a appris Sharon. Si vous lui donnez un tour, la serviette reste en place. Sharon a une longue chevelure indisciplinée et, même elle, cela la tient en place. Donc, j’avais ma serviette sur la tête et Deirdre la sienne sur ses épaules, et pour le reste nous étions nues.
Nous avons tout de suite vu que le miroir ne servait à rien. Il réfléchissait notre visage et notre cou, mais rien en dessous.
« Peut-être que si nous montions sur quelque chose, a dit Deirdre en regardant autour d’elle.
— Il n’y a rien, ai-je répondu. À moins que nous montions sur le siège des toilettes, et alors nous serons trop haut.
— Essayons quand même », a-t-elle.
Nous avons donc fermé deux sièges de toilettes et sommes grimpées dessus, mais nous avons constaté que nous étions en effet trop haut, aussi nous avons essayé de nous accroupir pour trouver le bon angle, presque complètement nues, en équilibre précaire et en gloussant, parce que c’était vraiment très drôle. Et c’est à ce moment qu’une des préfètes est entrée pour voir la cause de tout ce bruit.
Soit ma protection contre les rêves n’a pas marché, soit ce n’est pas elle qui les envoie, ils sortent simplement de mon subconscient.
J’ai rêvé la nuit dernière que ma mère avait un plan pour nous séparer. Elle irait vivre à Colchester dans l’Essex et prendrait Mor avec elle, parce que, selon elle, Mor était plus docile que moi, et parce que j’avais insisté pour rester. Nous protestions et nous nous débattions et elle entraînait Mor de force pendant que je pleurais et que je m’accrochais à elle. En un sens, c’était le contraire de ce qui s’était passé dans le labyrinthe. J’essayais de retenir Mor et ma mère s’efforçait de l’entraîner, tout en commençant à se métamorphoser, et je devais tenir bon. Je ne pouvais supporter l’idée de la séparation, et je projetais de me plaindre à tout le monde, à toute la famille, que c’était insupportable et qu’ils ne pouvaient pas laisser arriver une telle chose. Ils laissent ma mère s’en tirer facilement parce qu’ils ne peuvent pas se rendre à l’évidence qu’elle est folle, me disais-je, et Mor hurlait en s’accrochant à moi, quand je me suis réveillée. Pendant une seconde j’ai éprouvé un immense soulagement en constatant que tout ça n’était qu’un rêve, mais un instant plus tard je me suis rappelé que la réalité était bien pire. Les gens peuvent revenir de Colchester. (Pourquoi Colchester, je n’en sais absolument rien.) En revanche, je ne sais pas ce que ça signifie d’être mort.
Je lis Terre, planète impériale d’Arthur C. Clarke. Il y a tant de rebondissements surprenants. Ce n’est pas Les Enfants d’Icare ou 2001 , mais c’est exactement ce que j’ai envie de lire aujourd’hui. Il y a deux ou trois Clarke que je n’ai jamais trouvés et je les ai mis sur la liste de la semaine.
Je me demande s’il y a des fées dans l’espace ? C’est plus concevable dans l’univers de Clarke que dans celui d’Heinlein, en un sens, même si, chez Clarke, la technologie semble tout aussi crédible. Je me demande si c’est parce qu’il est anglais. Sans même parler d’espace, y a-t-il simplement des fées en Amérique ? Et s’il y en a, parlent-elles toutes gallois là-bas aussi ?
Vendredi 16 novembre 1979
Une lettre ce matin. Je ne l’ai pas ouverte, et je ne le ferai pas.
À la prière, aujourd’hui, Deirdre a dit « résur-ress-kion » au lieu de « résur-rec-tion » à la fin du Credo. En y pensant pendant qu’on le récitait, je me suis interrogée sur « la résurrection des morts, et la vie du monde à venir », et comment y rattacher ce que j’ai vu à Halloween. D’un côté, la résurrection n’est-elle pas plus probable si les morts défilent dans la vallée et descendent sous la colline ? De l’autre, où est la religion ? Où est Jésus ? Les fées étaient là, mais je n’ai pas vu de saints ni rien. J’avais récité le Credo mécaniquement.
À vrai dire, je suis plutôt furieuse contre Dieu depuis que Mor est morte : Il a l’air de ne rien faire, ni d’être d’aucune aide. Mais je suppose que c’est comme la magie, on ne peut pas savoir si ça agit, ni pourquoi, sans évoquer ses « voies mystérieuses ». Si j’étais omnipotente et bienveillante, je ne serais pas aussi diantrement impénétrable. Gramma disait qu’on ne sait jamais si les choses ne vont pas s’arranger. Je la croyais quand elle était vivante, mais après sa mort, et celle de Mor, je ne sais plus. Ce n’est pas que je ne croie pas en Dieu, c’est juste que je n’ai pas trop envie de me prosterner devant quelqu’un qui veut que je pense que « l’univers indubitablement évolue comme il devrait ». Parce que je n’y crois pas. Je pense que je devrais m’impliquer dans l’évolution de l’univers, parce qu’il y a des choses dont il faut manifestement s’occuper d’urgence, comme le fait que les Russes et les Américains peuvent faire sauter la planète à tout moment, ou la graphiose de l’orme, la famine en Afrique, sans parler de ma mère. Si j’avais simplement laissé l’évolution de l’univers à Dieu, elle en aurait détaché un morceau l’année dernière. Et si le plan divin pour l’arrêter implique que Mor et les fées meurent et que je me fasse écraser, eh bien, si j’étais omnipotente et omnisciente, je crois que j’aurais pu en trouver un meilleur. La foudre et les éclairs ne se démodent pas.
J’ai lu L’Épée brisée et il y a des fois où je me dis qu’il serait plus facile d’adorer des dieux de ce genre. Sans compter qu’ils sont plus à l’échelle humaine. Ils n’hésitent pas à intervenir. Un peu comme les fées. (Que sont les fées ? D’où viennent-elles ?)
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