Robert Silverberg - Le livre des crânes

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Ils sont quatre :
Timothy, 22 ans, riche, jouisseur, dominateur.
Oliver, 21 ans beau, athlétique, bloc lisse à la faille secrète.
Ned, 21 ans, homosexuel, amoral, poète à ses heures.
Eli, 20 ans, juif, introverti, philologue, découvreur du
.
Tous partis en quête du secret de l’immortalité : celle promise par le Livre de Crânes. Au terme de cette quête, une épreuve initiatique terrible qui amènera chacun d’eux à contempler en face le rictus de son propre visage. Une épreuve au cours de laquelle deux d’entre eux doivent trouver la mort (l’un assassiné par un de ses compagnons, l’autre suicidé) et les deux autres survivre à jamais.

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» Je n’étais pas bien sûr de ce qu’il voulait dire, en partie parce que j’étais naïf, et en partie parce que je ne voulais pas croire qu’il pensait ce que je croyais qu’il pensait. J’émis un grognement qui ne voulait rien dire, et que Karl dut prendre pour un signe d’assentiment, car il déplaça sa main et la posa sur moi, en haut de ma cuisse. “Hé ! attends !” m’écriai-je, et il me répéta : “Ne juge pas avant d’avoir essayé, Oliver.” Il continua à me parler d’une voix intense et basse, à m’expliquer que les femmes n’étaient rien d’autre que des bêtes et qu’il avait l’intention de s’en tenir à l’écart toute sa vie, et que, même s’il se mariait, il ne toucherait sa femme que pour lui faire des enfants, qu’autrement, question plaisir, il s’en tiendrait à des relations strictement d’homme à homme, parce que c’était la seule façon honnête et propre. On va à la chasse avec des hommes, on joue aux cartes avec des hommes, on se soûle avec des hommes, on parle avec des hommes comme jamais on ne parle avec des femmes, on s’ouvre vraiment, alors pourquoi ne pas aller jusqu’au bout et prendre son plaisir sexuel aussi avec des hommes ?

» Et, pendant qu’il m’expliquait tout cela, en parlant très vite, sans jamais me laisser placer un mot, en présentant les choses de façon rationnelle et logique, sa main était sur moi, nonchalamment posée sur ma cuisse, comme tu pourrais poser ta main sur l’épaule de quelqu’un en lui parlant, sans que ça veuille rien dire de particulier. Et il commença à la faire glisser, sans cesser de parler, de plus en plus près de mon aine. Je voyais qu’il bandait, Eli, mais ce qui m’étonnait le plus, c’est que je bandais moi aussi. Nous n’avions que le ciel bleu au-dessus de nos têtes, et il n’y avait personne dans un rayon de dix kilomètres. Mais j’avais honte de me regarder, honte de ce qui était en train de m’arriver. C’était une révélation pour moi, qu’un autre type puisse m’exciter comme ça. Juste une fois, disait-il, juste cette fois, Oliver, et, si ça ne te plaît pas, je ne t’en parlerai plus jamais, mais il ne faut pas juger avant d’avoir essayé, tu m’entends ?

» Je ne savais pas quoi lui répondre, et je ne savais pas comment lui dire d’enlever sa main. Puis elle monta un peu plus haut, plus haut, et… écoute, Eli, je ne voudrais pas être trop descriptif. Si ça t’embarrasse, dis-le-moi, et j’essaierai de me cantonner dans des termes généraux…»

— Dis-le en employant les termes que tu voudras, Oliver.

— Sa main montait, montait, jusqu’à ce qu’elle se retrouve serrée autour de ma… autour de ma queue. Il tenait mon pénis, Eli, exactement comme aurait pu le faire une fille, et nous étions nus tous les deux au bord de ce petit lac, où nous venions de nager, à la sortie de la forêt, et il me parlait tout le temps, il me disait qu’on pouvait très bien faire ça entre hommes, qu’il avait appris avec son beau-frère. Tu sais, il déteste ma sœur, me disait-il, ils ne sont mariés que depuis trois ans, et il ne peut pas la voir, il ne supporte pas son odeur, sa manière de se limer les ongles tout le temps, tout ce qu’elle fait, et un soir, il m’a dit : “Laisse-moi te montrer quelque chose d’amusant, Karl.” Et il avait raison, c’était amusant. “Laisse-moi aussi te montrer, Oliver. Et, après, tu me diras qui t’a donné le plus de plaisir, Christa Henrichs ou moi, Judy Beecher ou moi.”

L’odeur piquante de la transpiration imprégnait l’atmosphère de la pièce. La voix d’Oliver était âpre et dure, chaque syllabe sortait avec la force d’une flèche. Son regard était vitreux, et son visage cramoisi. Il semblait être dans une sorte de transe. Si je n’avais pas connu Oliver, j’aurais pensé qu’il était drogué. Cette confession lui coûtait un énorme prix intérieur ; cela avait été clair depuis le moment où il était entré, les mâchoires serrées, les lèvres crispées, l’air retourné comme je l’avais vu en quelques rares occasions, et où il avait commencé son récit hésitant d’une aventure de gamin dans les bois du Kansas à la fin de l’été.

Au fur et à mesure que son histoire se déroulait, j’essayais d’en anticiper la suite et d’imaginer la conclusion. Visiblement, il avait dû faire un coup en traître à Karl d’une manière ou d’une autre, supposais-je. L’avait-il roulé dans la répartition des prises de la journée ? Lui avait-il volé des munitions pendant que son ami avait le dos tourné ? L’avait-il tué à la suite qu’une querelle et déclaré au shérif que c’était un accident ? Aucune de ces possibilités ne me paraissait convaincante, mais je n’étais pas du tout préparé au véritable tournant de son récit : la main vagabonde, la séduction habile. L’arrière-plan rural — les fusils, le gibier, la forêt — m’avait induit en erreur ; mon image simplifiée de l’enfance dans le Kansas ne laissait aucune place à des aventures homosexuelles et autres manifestations de ce qui, pour moi, représentait une espèce de décadence purement urbaine. Et, pourtant, il y avait bien Karl, le chasseur viril, pelotant le jeune et innocent Oliver, et j’avais devant moi ce même Oliver plus âgé, sortant avec difficulté les mots de ses entrailles.

Mais le récit semblait plus facile, maintenant. Oliver était pris par le rythme des mots, et, bien que son angoisse fût restée la même, la richesse de ses descriptions s’amplifiait, comme s’il éprouvait un plaisir masochiste à me vider son sac. Ce n’était pas autant un acte de confession qu’un acte d’avilissement. L’histoire se déroulait inexorablement, libéralement embellie par des détails évocateurs. Oliver dépeignait sa timidité et son embarras de jeune vierge, son abandon graduel aux arguments de Karl, le moment critique où sa main chercha enfin le corps de son ami. Oliver ne m’épargna rien. Karl n’avait pas été circoncis, appris-je, et, au cas où les implications anatomiques de ce fait ne m’auraient pas été familières, Oliver m’expliqua en détail l’apparence d’un membre non circoncis, à la fois à l’état flasque et en érection. Il me décrivit aussi les caresses manuelles et son initiation aux joies orales, puis finit par me dresser le tableau de deux jeunes corps mâles et musclés se roulant dans l’herbe au bord du lac dans une copulation laborieuse. Il y avait une ferveur quasi biblique dans ses paroles : il avait commis une abomination, il s’était éclaboussé du péché de Sodome, il s’était avili jusqu’à la septième génération, tout cela en un après-midi de jeux enfantins. Très bien, avais-je envie de lui dire. D’accord, tu as fait ça avec ton copain, mais est-ce une raison pour en faire une telle megillahl. Tu es fondamentalement hétéro, non ? Tout le monde a eu l’occasion de s’amuser avec son copain étant gosse, et il y a longtemps que Kinsey nous a dit qu’un adolescent mâle sur trois avait poussé au moins une fois les choses jusqu’au bout avec…

Mais je ne lui dis rien. C’était le grand moment d’Oliver, et je ne voulais pas lui couper ses effets. C’était son traumatisme, c’était le démon qui le chevauchait, et il l’exhibait au grand jour pour que je l’examine. Il était affreusement lancé maintenant. Il me conduisit dans un élan grandiose jusqu’à l’éjaculation finale, puis s’affaissa, épuisé, l’œil glauque, le visage tombant. Il attendait mon verdict, je suppose. Que pouvais-je lui dire ? Comment le juger ? Je ne dis rien.

— Que s’est-il passé ensuite ? demandai-je enfin.

— Nous nous sommes baignés, nous nous sommes lavés, puis rhabillés, et nous avons tiré quelques canards sauvages.

— Non, je veux dire par la suite. Entre Karl et toi. Les conséquences pour votre amitié.

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