— Julian avait foutu le camp avec le concierge, suggérai-je.
— Julian s’était ouvert les veines juste après que nous étions partis le vendredi soir, fit Ned. Je le découvris dans sa baignoire. Il était mort depuis un jour et demi. Tu vois, Timothy, je les avais tués tous les deux. Ils m’aimaient, et je les ai détruits. Et je porte cette faute comme un fardeau depuis ce temps-là.
— Tu te sens coupable de ne pas les avoir pris au sérieux quand ils ont menacé de se suicider ?
— Je me sens coupable d’avoir éprouvé tant de jouissance quand ils l’ont fait, dit-il. »
Timothy est arrivé au moment où j’allais me coucher. Il est entré en traînant la jambe, l’air morose et boudeur, et, pendant quelques instants, je n’ai pas compris ce qu’il venait faire ici.
— Bon, dit-il en s’appuyant en arrière contre le mur. Débarrassons-nous le plus vite possible de cette corvée.
— Tu n’as pas l’air content.
— Non. Je ne suis pas content de ce merdier où je suis obligé de me vautrer.
— Ne t’en prends pas à moi.
— Est-ce que je m’en prends à toi ?
— Ton expression n’est pas spécialement amicale.
— Je ne me sens pas spécialement d’humeur amicale, Oliver. J’ai envie de foutre le camp de ce bordel d’endroit juste après le petit déjeuner demain. Depuis combien de temps moisissons-nous ici ? Deux semaines ? Trois ? C’est beaucoup trop longtemps. Beaucoup trop longtemps.
— Tu savais que cela prendrait du temps quand tu as accepté de venir. Il n’y avait aucune chance pour que l’Épreuve se termine en quatre jours. Hop ! fini ! vous voilà immortels ! Si tu fous le camp maintenant, tu risques de tout gâcher pour nous. Et n’oublie pas que nous avons juré…
— Nous avons juré, nous avons juré ! Bon Dieu ! Oliver ! on dirait que j’entends parler Eli ! Vous n’avez pas fini de me rappeler ce putain de serment ? On dirait que vous me retenez tous les trois prisonnier au bout d’un fil !
— Ainsi, tu m’en veux tout de même.
Il haussa les épaules :
— J’en veux à tout le monde, et surtout à moi-même, j’imagine. Pour m’être laissé entraîner dans ce putain de merdier. Pour n’avoir pas eu le bon sens de me retirer dès le départ. Je pensais que ce serait marrant, j’étais venu pour la balade. Marrant ! Tu parles !
— Tu penses toujours que tout ça n’est qu’une perte de temps ?
— Toi non ?
— Ce n’est pas mon point de vue, dis-je à Timothy. Je me sens transformé chaque jour. J’exerce un contrôle plus profond sur mon corps. J’étends la portée de mes perceptions. Je suis branché sur quelque chose de grand. Et Eli aussi, et Ned également, aussi il n’y a pas de raison pour que tu n’y participes pas.
— Des cinglés. Vous êtes des cinglés.
— Si tu voulais seulement te laisser faire et prendre vraiment part aux méditations et aux exercices spirituels.
— Ça y est. Te voilà reparti.
— Désolé ! N’en parlons plus, Timothy.
Je respirai profondément. Timothy était mon ami le plus proche, peut-être mon seul ami, et pourtant, soudain, j’étais écœuré, écœuré de son gros visage bovin, écœuré de ses cheveux en brosse, écœuré de son arrogance, de son fric, de ses ancêtres, de son mépris pour tout ce qui n’était pas à portée de sa compréhension. Je lui dis d’une voix glacée :
— Écoute, si tu ne te plais pas ici, fous le camp ! Je ne veux pas que tu penses que c’est moi qui te retiens. Fous le camp, si c’est ce que tu veux ! Et ne t’en fais pas pour moi, pour le serment ou tous ces trucs-là. Je suis assez grand pour me débrouiller tout seul !
— Je ne sais pas ce que je veux faire, murmura-t-il. Et, l’espace d’un instant, l’irritation morose disparut de son visage. L’expression qui la remplaça n’est pas facile à associer à Timothy : une expression de confusion, de vulnérabilité. Mais elle disparut aussitôt pour faire place à un air dédaigneux :
— Et autre chose, reprit-il. Pourquoi est-ce que je serais obligé de confier mes foutus secrets à quiconque ?
— Tu n’y es pas obligé.
— Frater Javier a dit qu’il le fallait.
— Et qu’est-ce que ça peut te faire ? Si tu n’as pas envie de le faire, ne le fais pas.
— Ça fait partie du rituel.
— Mais tu ne crois pas au rituel. De plus, tu pars demain. Ce que dit frater Javier ne te concerne pas.
— Est-ce que j’ai dit que je partais ?
— C’est ce que j’ai cru comprendre.
— J’ai dit que j’avais envie de partir. Je n’ai pas dit que j’allais partir. Ce n’est pas pareil. Je n’ai pas encore décidé.
— Reste ou pars, comme tu voudras. Confesse-toi ou pas. Mais si tu n’as pas l’intention de faire ce que frater Javier t’envoie faire ici, j’aimerais bien que tu me laisses dormir un peu.
— Ne me bouscule pas, Oliver. Ne me presse pas comme ça ! Je ne peux pas aller aussi vite que tu le voudrais !
— Tu as eu toute la journée pour décider si tu avais quelque chose à me dire ou non.
Il acquiesça lentement. Il se baissa, pencha la tête en avant jusqu’à ce qu’elle soit entre ses genoux, et resta ainsi accroupi, adossé au mur, sans rien dire, pendant un long moment. Mon irritation tomba. Je voyais qu’il avait réellement des ennuis. Cet aspect-là de Timothy était entièrement nouveau pour moi. Il voulait s’ouvrir, il voulait participer, mais il méprisait tellement tout cela qu’il en était incapable. Je ne lui dis rien. Je le laissai ainsi accroupi, et finalement il releva la tête et dit :
— Si je te raconte ce que j’ai à te raconter, quelle assurance est-ce que j’ai que tu ne le répéteras pas ?
— Frater Javier nous a donné comme instructions de ne répéter à personne ce que nous entendrions dans ces confessions.
— Je sais, mais est-ce que tu garderas vraiment le secret ?
— Tu n’as pas confiance en moi, Timothy ?
— Je ne fais confiance à personne pour ça. C’est une chose qui pourrait me détruire. Le frater ne plaisantait pas quand il disait que chacun de nous a quelque chose au fond de son cœur qu’il n’ose pas laisser sortir. J’ai fait pas mal de choses dégueulasses dans ma vie, oui, mais il y en a une qui est tellement dégueulasse que ça lui confère une valeur presque sacrée. Un péché monstrueux. Les gens me mépriseraient s’ils savaient. Tu vas probablement me mépriser. — Son visage était devenu gris. — Je ne sais pas si j’ai envie de te raconter ça.
— Si tu n’en as pas envie, ne le fais pas.
— Je suis censé me libérer.
— Seulement si tu adhères à la discipline du Livre des Crânes. Ce qui n’est pas ton cas.
— Oui, mais si je voulais y adhérer, il faudrait que je fasse maintenant ce que demande frater Javier. Je ne sais pas. Je ne sais pas. Tu es sûr que tu ne répéterais rien à Eli ou à Ned ? Ni à personne d’autre ?
— J’en suis absolument sûr.
— J’aimerais bien pouvoir te croire.
— Je ne peux pas t’aider sur ce chapitre, Timothy. C’est comme dit Eli : il y a des cas où il faut avoir la foi.
— Peut-être qu’on pourrait conclure un marché, dit-il, le front couvert de sueur, l’air désespéré. Je te raconte mon histoire et ensuite tu me racontes la tienne, et ainsi nous aurons chacun un moyen de pression sur l’autre et une garantie qu’il n’en parlera à personne.
— Celui à qui je dois me confesser, c’est Eli, et pas toi.
— Tu refuses, alors ?
— Je refuse.
Il resta de nouveau sans rien dire. Encore plus longtemps que la dernière fois. Finalement, il releva les yeux. Son regard était effrayant. Il s’humecta les lèvres et remua la mâchoire, mais aucun son ne sortit. Il paraissait au bord de la panique, et une partie de sa terreur me gagnait. Je me sentais nerveux, tendu, oppressé par la chaleur écrasante que je ressentais soudain.
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