— Pourquoi on changerait pas le texte ? fit Magrat. Quand ils vont revenir sur scène, on pourrait les influencer pour qu’ils oublient ce qu’ils disent et leur placer d’autres mots dans la bouche.
— J’imagine que t’es une experte en mots de théâtre ? railla Mémé. Faut qu’ils soient de la bonne espèce, sinon les gens vont se douter de quelque chose.
— Ça devrait pas être trop difficile, rétorqua Nounou Ogg. J’ai étudié la question. Faut faire blablabla-blablabla-blablabla. »
Mémé réfléchit un instant.
« Y a pas que ça, je crois. Certains de ces discours étaient drôlement bons. J’les ai à peine compris.
— C’est pas compliqué du tout, insista Nounou Ogg. N’importe comment, la moitié des acteurs, ils oublient leur texte. Ça sera facile.
— On pourrait leur mettre des mots dans la bouche ? » demanda Magrat.
Nounou Ogg hocha la tête. « Des mots nouveaux, j’sais pas, dit-elle. Mais on peut déjà s’arranger pour qu’ils oublient ceux-là. »
Toutes deux regardèrent Mémé Ciredutemps. Elle haussa les épaules.
« J’suppose que ça vaut le coup d’essayer, concéda-t-elle.
— Les sorcières encore à naître nous en remercieront, dit Magrat avec ardeur.
— Ah, alors… fit Mémé.
— Quand même ! À quoi vous jouez ? On vous cherche partout ! »
Les sorcières se retournèrent pour voir un nain furieux qui essayait de les dominer de sa petite taille.
« Nous ? fit Magrat. Mais on est pas dans…
— Oh, que si, rappelez-vous, on l’a rajouté la semaine dernière. Acte deux, en avant-scène, autour du chaudron. Vous n’avez rien à dire. Vous symbolisez les forces occultes à l’œuvre. Ayez l’air aussi malfaisantes que possible. Allez, vous êtes de bons petits gars. Vous vous en êtes bien tirés jusqu’ici. »
Hwel gratifia Magrat d’une claque sur les fesses. « Bonne mine que tu as là, Wilph, dit-il d’un ton encourageant. Mais, bon sang, ne lésine pas sur le rembourrage ; la silhouette, ce n’est toujours pas ça. Jolies verrues, Notelet. Je dois dire, ajouta-t-il en reculant, qu’on ne pouvait espérer meilleur ramassis de vieilles peaux. Bravo. Dommage pour les perruques. Maintenant magnez-vous. Lever de rideau dans une minute. Ouste, cassez-vous. »
Il octroya une autre claque sonore sur le postérieur de Magrat, se fit légèrement mal à la main et se dépêcha d’aller houspiller quelqu’un d’autre.
Aucune sorcière n’osait parler. Instinctivement, Magrat et Nounou Ogg se tournèrent vers Mémé.
Elle renifla. Elle regarda en l’air. Elle regarda autour d’elle. Elle regarda la scène brillamment éclairée dans son dos. Elle frappa dans ses mains avec un claquement dont l’écho se répercuta dans tout le château, puis elle les frotta.
« Ça tombe bien, dit-elle, sinistre. On va le faire, le spectacle. »
Nounou suivit Hwel d’un œil sombre. « Casse-toi toi-même », marmonna-t-elle.
* * *
Hwel, depuis la coulisse, donna le signal du lever de rideau. Et du coup de tonnerre.
Qui ne vint pas.
« Le tonnerre ! lança-t-il dans un souffle qu’entendit la moitié du public. Vas-y ! »
Une voix pleurnicha derrière le pilier le plus proche : « J’ai voulu secouer le tonnerre, Hwel ! Il fait juste dirig-ding ! »
Hwel resta un moment silencieux. Il comptait. La troupe l’observait, frappée de terreur à défaut de l’être par la foudre.
Il finit par lever les poings au ciel et lancer : « Je voulais une tempête ! Rien qu’une tempête. Même pas une grosse. N’importe quelle tempête. Maintenant je veux qu’on me comprenne bien ! J’en ai assez ! Je veux le tonnerre tout de suite ! »
L’éclair qui lui répondit comme un coup de poignard changea les ombres multicolores du château en blanc aveuglant et noir déchirant. Un roulement de tonnerre répliqua aussitôt.
C’était le fracas le plus formidable qu’avait jamais entendu Hwel. Il semblait naître dans sa tête et se frayer un chemin vers l’extérieur.
Il dura, dura, secoua chacune des pierres du château. Une pluie de poussière s’abattit. Une tourelle au loin se détacha avec une lenteur de corps de ballet et bascula doucement cul par-dessus tête dans les profondeurs affamées de la gorge.
Lorsqu’enfin le tonnerre se tut, il abandonna un silence qui résonnait comme une cloche.
Hwel leva les yeux vers le ciel. De grands nuages noirs filaient au-dessus du château et masquaient les étoiles.
La tempête était de retour.
Elle avait passé un temps fou à apprendre le métier. Des années à rester cachée dans des vallées loin de tout. Elle avait répété des heures devant un glacier. Étudié les grandes tempêtes d’autrefois. Poli son art jusqu’à la perfection. Et aujourd’hui, ce soir, devant un public visiblement au fait qui l’attendait, la tempête allait faire un… oui, un tabac.
Hwel sourit. Peut-être que les dieux écoutaient, après tout. Il regrettait de n’avoir pas demandé une bonne machine à souffler du vent par la même occasion.
Il adressa des gestes frénétiques à Tomjan.
« Vas-y ! »
Le jeune homme hocha la tête et se lança dans sa grande tirade.
« Et désormais notre domination est sans partage… »
Derrière lui sur la scène, les sorcières se penchèrent sur le chaudron.
« C’est que du fer-blanc, celui-là, souffla Nounou. Et il est tout plein de beurk.
— Et le feu, c’est que du papier rouge, chuchota Magrat. On aurait dit du vrai, de là-haut, c’est que du papier rouge ! Regardez, on enfonce le doigt dedans…
— Tant pis, fit Mémé. Prenez l’air occupé et attendez mon signal. »
Alors qu’ils entamaient le dialogue qui allait aboutir à la passionnante scène du duel, le méchant roi et le bon duc prirent conscience d’une certaine activité dans leur dos et de quelques gloussements dans le public. Après un éclat de rire parfaitement hors de propos, Tomjan risqua un coup d’œil en coin.
Une sorcière mettait leur feu en morceaux. Une autre essayait de nettoyer le chaudron. La troisième, assise les bras croisés, le fixait d’une prunelle noire.
« La terre elle-même crie à la tyrannie… » lança Cabelan, puis il remarqua soudain l’expression de Tomjan et suivit son regard. Sa voix décrut avant de s’éteindre.
« “Et me demande de la venger”, souffla Tomjan avec obligeance.
— M-mais… murmura Cabelan qui essayait de pointer discrètement sa dague.
— J’voudrais pas qu’on me trouve morte avec un chaudron pareil, chuchota Nounou Ogg dont la voix porta jusqu’au fond de la cour. Deux jours de boulot avec un tampon à récurer et un seau de sable, voilà.
— “Et me demande de la venger” ! » souffla une fois encore Tomjan. Du coin de l’œil, il vit Hwel dans la coulisse, figé dans une attitude de rage folle.
« Comment ils le font trembloter ? demanda Magrat.
— Chut, vous deux, dit Mémé. Vous gênez le monde. » Elle souleva son chapeau à l’intention de Cabelan. « Continuez, jeune homme. Faites pas attention à nous.
— Hein ? fit Cabelan.
— Aha, elle te demande de la venger, n’est-ce pas ? reprit Tomjan, au désespoir. Et le ciel crie lui aussi vengeance, j’imagine. »
La tempête répliqua par un éclair qui emporta le sommet d’une autre tour…
Au premier rang du public, le duc se tapit sur son siège ; son visage passait par toutes les couleurs de l’angoisse. Il tendit ce qui jadis avait été un doigt.
« Elles sont là, soupira-t-il. Ce sont elles. Qu’est-ce qu’elles font dans ma pièce ? Qui a dit qu’elles pouvaient jouer dans ma pièce ? »
La duchesse, moins portée sur les questions de pure forme, fit signe au garde le plus proche.
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