L’HOMME ÂGÉ (un vieux). — Qu’arrive-t-il au pays ?
LA FEMME AGÉE (une vieille). — C’est une terreur…
Le nain les observa quelques secondes depuis la coulisse ; ses lèvres remuaient en silence. Puis il repartit à toute vitesse vers le corps de garde où le reste de la distribution procédait encore aux dernières touches précipitées de l’habillage. Il poussa le cri de rage traditionnel du régisseur.
« En scène, ordonna-t-il. Les soldats du roi, au pas de course ! Et les sorcières… Où sont ces foutues sorcières ? »
Trois jeunes débutants se présentèrent.
« J’ai perdu ma verrue !
— Le chaudron est plein de beurk !
— Y a quelque chose qui vit dans cette perruque !
— On se calme, on se calme, brailla Hwel. Ce soir tout ira bien !
— On est ce soir, Hwel ! »
Hwel se saisit d’une poignée de mastic sur la table de maquillage et colla à la première sorcière une verrue comme une orange. La perruque de paille incriminée fut enfoncée sur la tête de son propriétaire, cheptel compris, le chaudron brièvement inspecté et déclaré plein du beurk qu’il fallait, il n’y avait rien à redire à ce beurk.
Sur scène, un garde lâcha son bouclier, se pencha pour le ramasser et lâcha sa lance. Hwel roula des yeux et adressa une prière muette aux dieux qui peut-être regardaient.
Ça tournait déjà mal. Les premières répétitions avaient eu leur lot de difficultés de rodage, c’était vrai, mais Hwel avait connu une ou deux horreurs monstrueuses dans sa carrière et celle-ci s’annonçait comme la pire. La compagnie était plus nerveuse qu’une marmite de homards. Du coin de l’oreille il entendit hésiter le dialogue sur scène et il fonça en coulisse.
« …venger l’horrible mort de ton père… » souffla-t-il avant de repartir à toutes jambes vers les sorcières tremblantes.
Il gémit. Alarmes diverses. Ces trois-là étaient censées terroriser un royaume. Il lui restait en gros une minute avant la réplique.
« Bon ! fit-il en se ressaisissant. Alors, vous êtes qui ? Vous êtes des furies maléfiques, d’accord ?
— Oui, Hwel, répondirent-ils humblement.
— Dites-moi qui vous êtes ? ordonna-t-il.
— On est des furies maléfiques, Hwel.
— Plus fort !
— On est des Furies Maléfiques ! »
Hwel marcha devant le rang tremblotant, puis se retourna brusquement. « Et vous allez faire quoi ? »
La deuxième sorcière gratta sa perruque grouillante.
« On va jeter des sorts aux gens ? hasarda-t-il. Ça dit dans le texte…
— Je-ne-vous-ENTENDS-PAS !
— On va jeter des sorts aux gens ! » reprirent-ils en chœur, au garde-à-vous, les yeux braqués droit devant pour éviter le regard du nain.
Hwel repassa le rang en revue.
« Vous êtes qui ?
— Des furies, Hwel !
— Quel genre de furies ?
— Des furies noires de la nuit, Hwel ! » hurlèrent-ils. Ils commençaient à piger le coup.
« Quel genre de furies noires de la nuit ?
— Des furies noires de la nuit maléfiques, Hwel !
— Qui complotent ?
— Ouais !
— En secret ?
— Ouais ! »
Hwel se redressa de toute sa taille réduite.
« Vous-êtes-quoi ?
— On est des furies noires de la nuit maléfiques qui complotent en secret, Hwel !
— Voilà ! » Il pointa un doigt frémissant vers la scène et baissa la voix à l’instant où une inspiration dramatique plongeait depuis l’espace pour lui percuter le centre créatif et l’inciter à dire : « Maintenant j’veux que vous alliez là-bas leur en faire baver. Pas pour moi. Pas pour ce putain de capitaine. » Il passa le mégot d’un cigare imaginaire d’un coin de sa bouche à l’autre, repoussa un casque en fer-blanc invisible et termina d’une voix rauque : « Mais pour le caporal Walkowski et son p’tit chien. »
Ils le fixèrent d’un regard incrédule.
En réplique, quelqu’un agita une plaque de tôle et rompit le charme.
Hwel roula des yeux. Il avait grandi dans les montagnes où les orages se déplaçaient de pic en pic sur des jambes d’éclairs. Il se rappelait des tempêtes qui changeaient les formes des massifs, qui écrasaient des forêts entières. Une plaque de tôle, ça ne rendait quand même pas pareil, quel que soit le cœur qu’on mettait à la secouer.
Une fois, songea-t-il, rien qu’une fois. Que j’y arrive au moins une fois.
Il ouvrit les paupières et fusilla les sorcières du regard.
« Qu’est-ce vous fichez ici ? hurla-t-il. Allez-y et jetez-leur des sorts ! »
Il les observa qui détalaient pour entrer en scène, puis Tomjan le tapota sur la tête.
« Hwel, il n’y a pas de couronne.
— Hmm ? fit le nain tandis que son cerveau s’attaquait à différents moyens de construire des machines à tonnerre et éclairs.
— Il n’y a pas de couronne, Hwel. Faut que je porte une couronne.
— Bien sûr que si, il y a une couronne. La grosse avec du verre rouge, très impressionnante, on s’en est servi dans cette ville avec une grande place…
— Je crois qu’on l’a laissée là-bas. »
Il y eut un autre roulement de tonnerre métallique, mais la part de Hwel qui vivait la pièce entendit quand même une voix hésiter sur scène. Il fila comme une flèche vers la coulisse.
«… j’ai étouffé plus d’un bébé… souffla-t-il et il revint à toute vitesse. « Ben, trouves-en une autre, alors, dit-il distraitement. Dans la malle des accessoires. Tu es le roi félon, il te faut une couronne. Allez, au boulot, mon gars, c’est à toi dans quelques minutes. Improvise. »
Tomjan revint sans se presser à la malle. Il avait grandi parmi les couronnes, de grosses couronnes dorées en bois et plâtre, serties de verre de première qualité. Il s’était fait les dents et avait bavé sur les ronds de chapeau de l’Autorité. Mais la plupart étaient restées au Dysk. Il sortit des dagues pliantes, des crânes et des vases, plusieurs années de dépôts, et ses doigts se refermèrent tout au fond sur un objet fin en forme de couronne que personne n’avait jamais voulu porter parce qu’il n’évoquait pas assez la dignité royale.
Il serait de bon ton de dire que l’objet picota sous sa main. Peut-être même serait-ce exact.
* * *
Mémé était aussi immobile qu’une statue et presque aussi froide. L’horreur de la découverte la gagnait peu à peu.
« C’est nous, dit-elle. Autour de ce chaudron ridicule. C’est nous que ça représente, Gytha. »
Nounou Ogg marqua un temps, une noix à mi-chemin de ses gencives. Elle écouta le texte.
« J’ai jamais provoqué de naufrages ! se récria-t-elle. Elles viennent de dire qu’elles ont naufragé des gens ! J’ai jamais fait ça, moi ! »
En haut de la tour, Magrat envoya son coude dans les côtes du fou.
« Du fard à joues vert, s’indigna-t-elle, les yeux braqués sur la troisième sorcière. Je ressemble pas à ça. J’y ressemble pas, hein ?
— Pas du tout, fit le fou.
— Et ces cheveux ! »
Le fou jeta un coup d’œil par les créneaux comme une gargouille empressée.
« Ils me font penser à de la paille, dit-il. Pas très propres, non plus. »
Il hésita, gratta des doigts la maçonnerie couverte de lichen. Avant leur départ de la ville, il avait demandé à Hwel quelques mots appropriés à dire à une jeune dame et les avait mémorisés sur le chemin du retour. C’était maintenant ou jamais.
« Je voudrais savoir si je pourrais vous comparer à un jour d’été. Parce que… ben, le 12 juin, c’était une belle journée, et… Oh. Vous êtes partie… »
* * *
Le roi Vérence agrippa le bord de son siège ; ses doigts passèrent au travers. Tomjan avait fait son entrée en scène, l’air important.
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