— Un jet ?
— Un lâcher, concéda Nounou. Des tas de fumier bien rangés, regardez, et vastes…
— Madame, on vient pour distraire la ville, pas pour l’acheter », fit Hwel.
Nounou Ogg jeta un regard en coin à Tomjan.
« J’voulais juste vous montrer qu’elle est belle.
— Votre fierté civique vous honore, dit Hwel. Et maintenant, s’il vous plaît, descendez du chariot. Je suis sûr que vous avez du bois à ramasser. Juste ciel.
— Merci beaucoup pour l’en-cas, fit Nounou qui descendit.
— Les repas », rectifia le nain.
Tomjan lui donna un coup de coude. « Tu devrais être plus poli, dit-il. On ne sait jamais. » Il se tourna vers Nounou. « Merci, bonne… Oh, elle est partie. »
* * *
« Ils sont venus faire du théâtre », dit Nounou.
Mémé Ciredutemps continua d’écosser des haricots au soleil, au grand déplaisir de sa collègue.
« Alors ? Tu veux rien dire ? J’ai découvert des choses, moi, fit-elle. J’ai recueilli des renseignements. J’suis pas restée là, assise, à faire de la soupe…
— Du ragoût.
— M’est avis que c’est très important, renifla Nounou.
— Quel genre de théâtre ?
— Ils l’ont pas dit. Quelque chose pour le duc, je crois.
— Pourquoi il veut du théâtre, lui ?
— Ils l’ont pas dit non plus.
— C’est sans doute une ruse pour entrer dans le château, fit Mémé d’un air entendu. Très finaud, comme idée. T’as vu quelque chose dans les chariots ?
— Des malles, des paquets, tout ça.
— Pleins d’armes et d’armures, j’te l’garantis. »
Nounou Ogg n’avait pas l’air convaincue.
« Ils m’ont guère fait l’effet de soldats. Ils sont tout jeunes et boutonneux.
— Finaud. J’imagine qu’au milieu de la pièce le roi dévoilera son destin, en plein devant tout le monde. Bon plan.
— Y a autre chose, fit Nounou qui ramassa une cosse de haricot et la mâcha. Il a pas l’air de beaucoup aimer le pays.
— Bien sûr que si. Il a ça dans le sang.
— Je l’ai fait passer par où c’est joli. Il a pas eu l’air très impressionné. »
Mémé hésita.
« Sans doute qu’il se méfiait de toi, conclut-elle. Sans doute qu’il était trop saisi pour parler, en fait. »
Elle posa la jatte de haricots et regarda les arbres d’un air songeur.
« T’as toujours de la famille qui travaille au château ? demanda-t-elle.
— Shirl et Daff donnent un coup de main aux cuisines depuis que le chef a perdu la boule.
— Bien. J’vais en causer à Magrat. Je crois qu’on devrait voir ce théâtre. »
* * *
« Parfait, dit le duc.
— Merci, fit Hwel.
— Vous avez vu tout à fait juste à propos de ce terrible accident. Comme si vous y étiez. Ha. Ha.
— Vous n’y étiez pas, hein ? demanda lady Kasqueth qui se pencha en avant et fusilla le nain des yeux.
— Je me suis seulement servi de mon imagination », répondit précipitamment Hwel. Le regard mauvais de la duchesse laissait entendre que son imagination pouvait s’estimer heureuse qu’on ne la traîne pas dans la cour pour une explication devant quatre chevaux sauvages furieux et une longueur de chaîne.
« Exactement ça, reprit le duc en feuilletant les pages d’une seule main. C’est exactement, exactement ainsi que ça s’est passé.
— Que ça se serait passé », jeta sèchement la duchesse.
Le duc tourna une autre page.
« Vous y êtes aussi, dit-il. Étonnant. C’est mot pour mot ce que je vais me rappeler. Je vois que vous faites également intervenir la Mort.
— Un personnage toujours populaire, répondit Hwel. Très attendu du public.
— Quand pouvez-vous la jouer ?
— La monter, corrigea Hwel avant d’ajouter : On l’a rodée. Quand vous voulez. » Et après, qu’on s’en aille, poursuivit-il dans son for intérieur, pour ne plus voir tes yeux comme deux œufs crus, cette montagne de bonne femme en robe rouge et ce château qui a l’air d’attirer le vent comme un aimant. Ça ne passera pas à la postérité comme une de mes meilleures pièces, Ça, je le sais.
« Combien avons-nous dit que nous allions vous payer ? demanda la duchesse.
— Je crois que vous avez parlé d’encore cent pièces d’argent, répondit Hwel.
— Le prix est justifié », fit le duc.
Hwel se dépêcha de partir avant que la duchesse ne se mette à marchander. Mais il se sentait prêt à payer, et de bon cœur encore, pour se trouver loin de ce pays. Coquet, songea-t-il. Dieux, comment pouvait-on aimer un royaume pareil ?
* * *
Le fou attendait dans le pré autour du lac. Il contemplait le ciel avec mélancolie et se demandait où pouvait bien être Magrat. C’était leur coin à eux, avait-elle dit ; que plusieurs douzaines de vaches le partagent aussi pour l’instant n’y changeait rien.
Elle apparut en robe verte et d’une humeur massacrante.
« C’est quoi, cette histoire de pièce ? » fit-elle.
Le fou s’affaissa sur un rondin de saule.
« Vous n’êtes pas contente de me voir ? demanda-t-il.
— Ben, oui. Évidemment. Bon, cette pièce…
— Mon seigneur veut quelque chose pour convaincre le peuple qu’il est le roi de Lancre légitime. Surtout se convaincre lui, je crois.
— C’est pour ça que vous êtes parti en voyage ?
— Oui.
— C’est dégoûtant ! »
Le fou garda son calme. « Vous préférez la méthode de la duchesse ? À son avis, il faudrait tuer tout le monde. Elle est forte pour ça. Ce seraient bagarres et compagnie. Des tas de gens mourraient, en tout cas. Ce serait peut-être plus simple comme ça.
— Oh, où est votre cran, mon vieux ?
— Pardon ?
— Vous voulez donc pas mourir noblement pour une juste cause ?
— D’abord, j’aimerais mieux vivre tranquille. Pour vous autres, les sorcières, c’est très bien, vous faites ce que vous voulez, mais moi, je n’ai pas les coudées franches », dit le fou.
Magrat s’assit près de lui. Découvre tout ce que tu peux sur cette pièce, avait ordonné Mémé. Va trouver ton copain à clochettes. Elle avait répliqué : Il est d’une grande loyauté. Il me dira peut-être rien. Et Mémé : C’est pas l’heure de faire les choses à moitié. S’il le faut, séduis-le.
« Quand est-ce qu’on va donner la pièce, alors ? demanda-t-elle en se rapprochant.
— Foi de fou, je suis sûr que je n’ai pas le droit de vous le dire. Le duc, il m’a dit comme ça : ne dis pas aux sorcières que c’est demain soir, il a dit.
— Faut pas le dire, alors, convint Magrat.
— À huit heures.
— Je vois.
— Mais il y a un pot avant, à sept heures et demie, avec du sherry, ma foi.
— J’imagine que vous devez pas non plus me dire qui est invité, fit Magrat.
— Évidemment. La plupart des dignitaires de Lancre. Pas le droit de vous le dire, vous comprenez.
— Évidemment.
— Mais je crois que vous avez le droit de savoir en quoi consiste ce qu’on ne vous dit pas.
— Très juste. Il y a toujours la petite porte par-derrière, celle qui conduit aux cuisines ?
— Et qu’on laisse souvent sans garde ?
— Oui.
— Oh, on la surveille à peine ces temps-ci.
— Vous croyez qu’il risque d’y avoir un garde vers huit heures demain ?
— Ben, moi, je risque d’y être.
— Bon. »
Le fou repoussa les naseaux humides d’une vache indiscrète.
« Le duc va vous attendre, ajouta-t-il.
— Vous avez dit qu’il a dit qu’on devait pas savoir.
— Il a dit que je ne devais pas vous le dire. Mais il a dit aussi : “Elles vont quand même venir, j’y compte bien. ” Très bizarre. Il avait l’air de bonne humeur en disant ça. Hum. Je vous verrai après le spectacle ?
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