Terry Pratchett
Trois sœurcières
Avec en vedette : trois sorcières, ainsi que rois, dagues, couronnes, tempêtes, nains, chats, fantômes, spectres, primates, bandits, démons, forêts, hoirs, bouffons, tortures, trolls, plateaux tournants, grande liesse et diverses alarmes.
Le vent hurlait. La foudre lardait le pays comme un assassin maladroit. Le tonnerre roulait en va-et-vient sur les collines sombres cinglées par la pluie. La nuit était aussi noire que l’intimité d’un chat. Une de ces nuits, peut-être, où les dieux manipulent les hommes comme des pions sur l’échiquier du destin. Au cœur des éléments déchaînés, parmi les bouquets d’ajoncs dégoulinants, luisait un feu, telle la folie dans l’œil d’une fouine. Il éclairait trois silhouettes voûtées. Tandis que bouillonnait le chaudron, une voix effrayante criailla :
« Quand nous revoyons-nous, toutes les trois ? » Une pause suivit.
Enfin une autre voix, beaucoup plus naturelle, répondit : « Ben, moi, j’peux mardi prochain. »
* * *
Dans les profondeurs insondables de l’espace nage la Grande A’Tuin, la tortue stellaire dont le dos soutient les quatre éléphants géants qui portent sur leurs épaules la masse du Disque-monde. Un petit soleil et une petite lune tournent autour d’eux, sur une orbite biscornue afin de générer des saisons, si bien que nulle part ailleurs dans le multivers, sûrement, un éléphant n’est parfois obligé de lever la patte pour laisser passer l’astre du jour.
Le pourquoi de la chose, on ne le saura peut-être jamais. Possible que le créateur de l’univers, las de ces sempiternelles histoires d’inclinaison axiale, d’albédo et de vitesse de rotation, ait décidé pour une fois de rigoler un peu.
Il est fort à parier que les dieux d’un tel monde ne jouent pas aux échecs, et c’est effectivement le cas. À vrai dire, aucun dieu, nulle part, ne joue aux échecs. Ils manquent d’imagination pour ça. Ils préfèrent des jeux simples et méchants où l’on se « rend directement à l’oubli sans passer par la case transcendance » ; pour vous aider à comprendre la religion, sachez qu’un dieu trouve amusante l’idée d’un jeu de l’oie avec des dés chauffés à blanc.
La magie, à la manière d’une colle, maintient le Disque assemblé – une magie née de la rotation du monde lui-même, une magie dévidée comme de la soie de la structure fondamentale de l’existence pour suturer les plaies de la réalité.
On la retrouve en grande partie dans les montagnes du Bélier, lesquelles partent des terres glacées près du Moyeu pour arriver, via un archipel tout en longueur, aux mers chaudes qui se déversent éternellement dans l’espace par-dessus Bord.
La magie brute crépite, invisible, de sommet en sommet et s’enfouit dans les montagnes. C’est le Bélier qui fournit au monde la plupart de ses sorcières et de ses mages. Dans ces montagnes les feuilles des arbres s’agitent même en l’absence de vent. Les rochers font leur petite promenade du soir.
Parfois, même le pays a l’air de vivre…
* * *
Parfois, le ciel aussi.
La tempête se donnait vraiment à fond. C’était l’occasion ou jamais. Elle avait passé des années à moisir en province, à jouer les secondes rafales, à se rôder, à prendre des contacts, de temps en temps à faire une entrée fracassante devant des bergers sans méfiance ou à brûler les planches d’une malheureuse baraque. Voilà qu’une relâche dans la météo lui offrait la chance de tenir la vedette, et elle en rajoutait dans son rôle avec l’espoir qu’un gros climat la remarque.
C’était une bonne tempête. Elle projetait son feu intérieur, elle s’exprimait avec passion, et les critiques le reconnurent : pour peu qu’elle apprenne à mieux maîtriser son tonnerre, ce serait, d’ici quelques années, une tempête à suivre.
Les bois éclatèrent en applaudissements, se remplirent de brumes et de feuilles volantes.
En de pareilles nuits, les dieux, comme précédemment signalé, jouent à autre chose qu’aux échecs avec les destinées humaines et les trônes royaux. Il est important de se rappeler qu’ils trichent toujours, jusqu’au bout…
Et un carrosse roulait à tombeau ouvert sur la piste forestière accidentée ; il tressautait violemment chaque fois que les roues rebondissaient sur des racines d’arbres. Le cocher excitait son équipage, et les claquements de son fouet composaient un joli contrepoint aux grondements de la tempête.
Derrière – pas loin, pour ne pas dire de plus en plus près – galopaient trois cavaliers encapuchonnés.
En de pareilles nuits s’accomplissent les mauvaises actions. Les bonnes aussi, c’est entendu. Mais surtout les mauvaises, dans l’ensemble.
* * *
En de pareilles nuits, les sorcières sont de sortie. Enfin, de sortie, d’accord, mais pas n’importe où, pas à l’étranger. Elles n’aiment pas ce qu’on y mange, on ne peut pas se fier à l’eau et les chamans monopolisent tout le temps les transats. Mais une pleine lune bataillait contre les nuages loqueteux, et les bourrasques pleines de murmures sentaient la magie à plein nez.
Dans leur clairière au-dessus de la forêt les sorcières tenaient la discussion suivante :
« Mardi, moi, je fais du babysitting, dit celle qui n’avait pas de chapeau mais une crinière de boucles blanches si épaisse qu’on aurait dit un casque. Je garde le petit dernier de mon Jason. Vendredi, j’peux. Dépêche-toi avec le thé, mignonne. Je meurs de soif. »
La plus jeune membre du trio poussa un soupir et transvasa à la louche un peu d’eau bouillante du chaudron dans la théière.
La troisième sorcière lui tapota gentiment la main.
« Tu l’as bien dit, fit-elle. Faut juste que tu travailles un peu plus tes aigus. Pas vrai, Nounou Ogg ?
— Très efficaces, les aigus, moi, j’ai trouvé, s’empressa de répondre Nounou Ogg. À ce que j’vois, Bobonne Plurniche, qu’elle-repose-en-paix, t’a bien aidée pour la loucherie.
— Une bonne loucherie », abonda Mémé Ciredutemps.
La sorcière benjamine, du nom de Magrat Goussedail, se détendit considérablement. Elle témoignait envers Mémé Ciredutemps d’un respect mêlé de crainte. Mémé Ciredutemps avait la réputation, dans tout le Bélier, de ne pas aimer grand-chose. Si elle la jugeait bonne, la loucherie de Magrat, c’est que les yeux devaient lui remonter dans les trous de nez.
À la différence des mages qui affectionnent par-dessus tout une hiérarchie compliquée, les sorcières ne se passionnent guère pour le côté structuré du plan de carrière. À chaque sorcière de recruter une jeune fille qui reprendra le secteur à sa mort. Par nature, les sorcières ne sont pas grégaires, du moins avec leurs consœurs, et elles n’ont certainement pas de chef.
Mémé Ciredutemps était la mieux considérée des chefs qu’elles n’avaient pas.
Les mains de Magrat tremblaient légèrement tandis qu’elle préparait le thé. Évidemment, elle était très flattée, mais aussi un peu angoissée de commencer une carrière de sorcière de village entre Mémé Ciredutemps et, de l’autre côté de la forêt, Nounou Ogg. C’est elle qui avait eu l’idée de former un convent local. Elle trouvait que ça faisait, disons, plus occulte. À son grand étonnement, les deux vieilles avaient approuvé, ou plutôt n’avaient pas trop désapprouvé.
« Un auvent ? s’était étonnée Nounou Ogg. Pourquoi donc on voudrait se joindre à un auvent ?
— Elle veut dire un convent, Gytha, avait expliqué Mémé Ciredutemps. Tu sais, comme dans le temps. Une réunion.
— Une sauterie ? avait fait Nounou Ogg avec espoir.
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