« D’accord », fit la Mort à personne en particulier. Il se retourna vers le miroir.
« Devant qui aucune… blablabla… ni aucune blablabla portail », dit-il sans assurance, et il brandit sa faux. La lame tomba par terre.
« Tu crois que je fais assez peur ? » demanda-t-il en s’efforçant de la remettre en place.
Tomjan, qui essayait de boire un peu de thé assis sur sa bosse, lui répondit par un signe de tête encourageant.
« Pas de souci, mon ami. À côté de toi, la Mort elle-même ne ferait pas peur. Mais tu pourrais donner un peu plus dans le caverneux.
— Comment ça ? »
Tomjan reposa sa tasse. Des ombres semblèrent lui courir sur la figure ; ses yeux s’enfoncèrent, ses lèvres se retirèrent de ses dents, sa peau se tendit et pâlit.
« JE SUIS VENU TE CHERCHER, ACTEUR EXÉCRABLE », entonna-t-il, et chaque syllabe tombait en place comme un couvercle de cercueil. Ses traits reprirent d’un coup leur aspect normal.
« Comme ça », dit-il.
Camar, qui s’était plaqué contre le mur, se détendit légèrement et laissa échapper un petit rire nerveux.
« Dieux, je ne sais pas comment tu fais, dit-il. Honnêtement, je ne serai jamais aussi bon que toi.
— Vraiment pas grand-chose. Maintenant sauve-toi, Hwel est bien assez furibard comme ça. »
Camar lui jeta un regard de gratitude et fila donner un coup de main au changement de décor.
Tomjan sirota son thé, mal à l’aise ; les coulisses bourdonnaient autour de lui, il avait l’impression de se trouver dans un brouillard de bruits. Il se sentait inquiet.
Tout était bien dans la pièce, avait dit Hwel, sauf la pièce elle-même. Et Tomjan n’arrêtait pas de penser que la pièce cherchait à toute force à prendre une autre forme. Son esprit avait perçu un texte différent, mais trop faible pour qu’il l’entende vraiment. Un peu comme lorsqu’on écoute aux portes. Il avait dû crier davantage pour couvrir le bruissement dans sa tête.
Ce n’était pas normal. Une fois qu’une pièce était écrite, elle était… eh bien, écrite, quoi. Elle n’avait pas à prendre vie et à se tortiller dans tous les sens.
Pas étonnant si les acteurs avaient tout le temps besoin qu’on leur souffle. La pièce leur gigotait dans les mains, elle essayait de se contrefaire.
Par tous les dieux, il serait content de quitter ce château hanté, loin de ce duc fou. Il jeta un regard alentour, se dit qu’il avait du temps avant l’annonce du deuxième acte et déambula sans but, en quête d’air frais.
Une porte céda sous sa pression et il émergea sur les remparts. Il la referma d’une poussée derrière lui ; aux bruits de la scène soudain coupés succéda un silence velouté. Un coucher de soleil livide s’accrochait, prisonnier, à des barreaux de nuages, mais l’air était d’huile et aussi chaud qu’un four. Dans la forêt en dessous, un oiseau de nuit lâcha son cri.
Il gagna l’extrémité des remparts et plongea le regard au fond de la gorge. Loin en contrebas, la Lancre bouillonnait dans ses brumes éternelles.
Il fit demi-tour et passa dans un courant d’air tellement glacé qu’il suffoqua.
Des souffles de vent insolites lui tiraillèrent les vêtements. Il entendit un marmonnement étrange tout contre son oreille, comme si on tentait de lui parler mais sans trouver la bonne vitesse d’élocution. Il resta figé un moment, prit son inspiration et fonça vers la porte.
* * *
« Mais on n’est pas des sorcières !
— Pourquoi vous leur ressemblez, alors ? Attachez-leur les mains, les gars ! »
— Oui, excusez-moi, mais on n’est pas des vraies sorcières ! »
Le capitaine des gardes les dévisagea une à une. Il enregistra les chapeaux pointus, les cheveux en bataille qui sentaient les meules de foin humide, les teints vert blafard et les bataillons de verrues. La situation de capitaine de la garde ducale n’offrait pas un grand avenir à qui faisait preuve d’initiative. On avait demandé trois sorcières, et celles-là faisaient l’affaire.
Le capitaine n’allait jamais au théâtre. Durant les tourments de son adolescence, il avait éprouvé une grande frayeur à un spectacle de Guignol et Gnafron ; depuis lors il évitait soigneusement les divertissements organisés et se tenait à l’écart de tout endroit où l’on pouvait s’attendre à tomber sur des gourdins. Il avait passé la dernière heure à déguster tranquillement un verre dans le poste de garde.
« J’ai dit de leur attacher les mains, non ? cracha-t-il.
— Est-ce qu’on les bâillonne aussi, cap’taine ?
— Mais écoutez donc, on est de la troupe…
— Oui, répondit le capitaine avec un frisson. Bâillonnez-les.
— S’il vous plaît… »
Le capitaine se pencha et fixa les trois paires d’yeux effarouchés. Il tremblait.
« Ça, fit-il, c’est la dernière fois que vous vous moquez de la maréchaussée. »
Il eut conscience que les soldats lui lançaient, à lui aussi, des regards bizarres. Il toussa et se ressaisit.
« Alors très bien, mes petites sorcières de théâtre, dit-il. Fini de jouer, maintenant, pour vous c’est relâche. »
Il arrêta ses hommes. « Mais non, vous comprenez tout de travers, les gars ; nous, on les garde. Mettez-leur les chaînes », dit-il.
* * *
Trois autres sorcières étaient assises dans la pénombre derrière la scène, les yeux dans le vide. Mémé Ciredutemps avait ramassé un exemplaire du texte qu’elle examinait de temps en temps, comme pour y chercher des idées.
« Alarmes et engagements divers, lut-elle d’une voix mal assurée.
— Ça veut dire des tas d’événements terribles, expliqua Magrat. On met toujours ça dans les pièces.
— Alarmes et quoi ? fit Nounou Ogg qui n’avait pas écouté.
— Engagements divers, répondit patiemment Magrat.
— Oh. » La figure de Nounou s’éclaira un peu. « Moi, j’préférerais m’faire engager l’été, au bord de la mer, ça doit être bien.
— La ferme, Gytha, fit Mémé Ciredutemps. C’est pas pour toi, de toutes façons. Seulement pour ceux qui posent les systèmes d’alarme, comme dit le papier. Pour qu’ils se reposent un peu, sans doute.
— On peut pas les laisser faire, dit Magrat vite et fort. Si ça s’ébruite, les sorcières resteront toujours des vieilles biques avec du fard à joues vert.
— Et qui se mêlent des affaires des rois, renchérit Nounou. Ce qu’on fait jamais, c’est bien connu.
— Se mêler des affaires des autres, j’ai rien contre, dit Mémé Ciredutemps. Tant qu’y a pas malveillance.
— Et cette cruauté envers les animaux, marmonna Magrat. Toutes ces histoires d’œil de chien et d’oreille de crapaud. Personne se sert de trucs pareils. »
Mémé Ciredutemps et Nounou Ogg évitèrent soigneusement de se regarder.
« Souillon ! lâcha amèrement Nounou.
— Les sorcières, elles sont pas comme ça, dit Magrat. On vit en harmonie avec les grands cycles de la nature, on fait de mal à personne, et c’est méchant de leur part de prétendre le contraire. On devrait leur couler du plomb fondu dans les os. »
Les deux autres la regardèrent avec une certaine admiration étonnée. Elle ne verdit pas, mais rougit et se contempla les genoux.
« Bobonne Plurniche avait une recette, confessa-t-elle. C’est très facile. Ce qu’il faut, c’est du plomb et…
— J’crois pas que ce serait une bonne idée, dit lentement Mémé à l’issue d’un combat intérieur acharné. Les gens auraient mauvaise opinion.
— Pas pour longtemps, remarqua Nounou avec mélancolie.
— Non, on peut pas s’amuser à ce genre de chose, dit Mémé un peu plus fermement cette fois. On aurait pas fini d’en entendre parler.
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