Le gamin à l’air bête, celui qui avait défié le joueur de flûte, s’en revint nonchalamment sur la place. Il eut droit lui aussi à une salve d’applaudissements. Une bonne journée, tout compte fait. Les villageois se demandèrent s’il leur faudrait davantage d’enfants pour satisfaire à toutes les histoires.
Mais ils comprirent qu’ils en auraient assez en réserve pour les petits-enfants lorsque les autres rats déboulèrent.
Ils se trouvèrent soudain là, jaillissant des canalisations, des gouttières et des fissures. Ils ne couinaient pas, ils ne couraient pas. Ils s’immobilisèrent et regardèrent tout le monde.
« Hé, le joueur de flûte ! cria le maire. Tu en as oublié !
— Non ! On n’est pas les rats qui suivent les joueurs de flûte, lança une voix. On est les rats avec lesquels vous allez devoir négocier. »
Le maire baissa les yeux. Un rat à ses pieds levait la tête vers lui. On aurait dit qu’il tenait une épée.
« Père, dit Malicia derrière lui, ce serait une bonne idée d’écouter ce rat.
— Mais c’est un rat !
— Il le sait, père. Et il sait comment récupérer ton argent, une grande partie des provisions et où retrouver certains de ceux qui nous les ont volées.
— Mais c’est un rat !
— Oui, père. Mais, si tu lui parles gentiment, il pourra nous aider. »
Le maire observa, les yeux écarquillés, les rangs des rats assemblés. « Il faut parler à des rats ?
— Ce serait une bonne idée, père.
— Mais ce sont des rats ! » Le maire donnait l’impression de s’accrocher à son objection comme à une bouée de sauvetage dans une mer démontée : il se noierait s’il la lâchait.
« ’scusez-moi, ’scusez-moi », dit une voix près de lui. Il baissa la tête vers un chat crasseux à moitié roussi qui lui fit un grand sourire.
« Ce chat vient bien de parler, non ? » demanda le maire.
Maurice regarda autour de lui. « Lequel ? fit-il.
— Toi ! Tu ne viens pas de parler ?
— Est-ce que vous vous sentirez mieux si je réponds non ?
— Mais les chats ne parlent pas !
— Ben, je ne garantis pas de pouvoir assurer, vous savez, un discours entier de fin de banquet, ne me demandez pas non plus de monologue comique, et je n’arrive pas à prononcer des mots difficiles comme « marmelade » et « lumbago ». Mais je me satisfais de répliques de base et de conversations simples et saines. En tant que chat, j’aimerais savoir ce que le rat veut nous dire.
— Monsieur le maire ? intervint Keith en s’approchant tranquillement et en faisant tourner dans ses doigts sa nouvelle flûte. Vous ne croyez pas qu’il est temps pour moi de régler votre problème de rats une fois pour toutes ?
— Le régler ? Mais…
— Il vous suffit de leur parler. Réunissez le conseil municipal et parlez-leur. Ça dépend de vous, monsieur le maire. Vous pouvez pousser les hauts cris, hurler, appeler les chiens, vos administrés peuvent courir partout et taper sur les rats à coups de balai, et, oui, les rats s’enfuiront. Mais ils n’iront pas loin. Et ils reviendront. » Une fois près de l’homme ahuri, Keith se pencha vers lui et souffla : « Et ils vivent sous votre plancher, monsieur. Ils savent se servir du feu. Ils connaissent tout des poisons. Oh oui. Alors… écoutez ce rat.
— Il nous menace ? dit le maire en baissant les yeux sur Noir-mat.
— Non, monsieur le maire, répondit Noir-mat, je vous offre… (il jeta un coup d’œil à Maurice qui hocha la tête) une occasion en or.
— Tu parles réellement ? Tu penses ? » fit le maire.
Noir-mat dressa la tête vers lui. La nuit avait été longue.
Il ne voulait rien s’en rappeler. Et une journée plus longue, plus dure, s’annonçait. Il prit une inspiration profonde. « Voici ce que je propose, dit-il. Vous faites comme si les rats savaient penser, et je vous promets de faire comme si les humains le savaient aussi. »
Les villageois se pressaient dans la salle du conseil du Rathaus. La plupart devaient rester dehors et tendre le cou afin de voir ce qui se passait.
Le conseil municipal se tassait à un bout de sa longue table. Une douzaine de rats parmi les meneurs s’étaient installés à l’autre bout.
Et au milieu se tenait Maurice. Il avait soudain bondi sur la table.
Sautemèche, l’horloger, lança un regard mauvais à ses collègues du conseil. « On est en train de discuter avec des rats ! cracha-t-il en s’efforçant de se faire entendre par-dessus le tumulte. On sera la risée du pays si ça se sait ! « La ville qui parlait à ses rats ! » Vous voyez ça d’ici !
— Les rats ne sont pas là pour qu’on leur parle, renchérit Raufman, le bottier, en poussant le maire avec le doigt. Un maire digne de ce nom enverrait chercher les chasseurs de rats !
— D’après ma fille, ils sont enfermés dans une cave », répliqua le maire. Il fixait le doigt.
« Enfermés par vos rats parlants ? demanda Raufman.
— Enfermés par ma fille, répondit calmement le maire. Enlevez votre doigt, monsieur Raufman. Elle y a emmené les agents du guet. Elle porte de graves accusations, monsieur Raufman. Elle affirme qu’une grosse quantité de provisions sont entreposées sous leur cabane. Elle affirme qu’ils les ont volées pour les revendre aux marchands de la rivière. Le chasseur principal est votre beau-frère, non, monsieur Raufman ? Je me souviens que vous teniez beaucoup à ce qu’on l’engage, n’est-ce pas ? »
Il y eut un remue-ménage à l’entrée. Le sergent Dickdarm se fraya un chemin dans la cohue, la figure fendue d’un grand sourire, et posa une grosse saucisse sur la table.
« Une malheureuse saucisse, ça n’est pas vraiment du vol », dit Raufman.
Il y eut un nouveau remue-ménage dans la foule qui s’écarta pour laisser apparaître ce qui était, à proprement parler, un caporal Kautabak à la progression laborieuse. Mais on le reconnut seulement après qu’on l’eut délesté de trois sacs de blé, de huit chapelets de saucisses, d’un baril de betteraves au vinaigre et de quinze choux.
Le sergent Dickdarm salua promptement dans un concert de jurons étouffés et de choux tombant par terre avec un bruit mat. « Permission de prendre six hommes pour nous aider à ramener le reste du butin, monsieur ! dit-il d’un air joyeux et la figure rayonnante.
— Où sont les chasseurs de rats ? dit le maire.
— Dans la… le pétrin, monsieur, répondit le sergent. Je leur ai demandé s’ils voulaient sortir, mais ils ont répondu qu’ils préféraient rester encore un peu, merci beaucoup, mais qu’ils aimeraient un verre d’eau et des pantalons propres.
— C’est tout ce qu’ils ont dit ? »
Le sergent Dickdarm sortit son calepin. « Non, monsieur, ils étaient très bavards. Ils pleuraient, par le fait. Ils ont dit qu’ils avoueraient tout en échange des pantalons propres. Et il y avait aussi ça, monsieur. »
Le sergent sortit et revint avec une lourde boîte qu’il posa dans un choc sourd sur la table cirée. « Suite à des renseignements fournis par un rat, monsieur, nous sommes allés jeter un coup d’œil sous une des lattes du plancher. Il doit y avoir plus de deux cents piastres là-dedans. Des gains mal acquis, monsieur.
— Vous avez obtenu des renseignements d’un rat ? »
Le sergent sortit Sardines de sa poche. Le rat mangeait un biscuit, mais il souleva poliment son chapeau.
« Ce n’est pas un peu… contraire à l’hygiène ? dit le maire.
— Non, patron, il s’est lavé les mains, répondit Sardines.
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