L’homme eut un grand sourire. « Ah, dit-il, je savais bien que j’allais aimer ce patelin. Et tu sais faire danser les rats, hein, gamin ?
— Mieux que vous, joueur de flûtiau.
— Ça m’a l’air d’un défi.
— Le joueur de flûte n’accepte pas les défis des… commença le vieux dans le chariot, mais son patron le fit taire du geste.
— Tu sais, petit, dit l’homme, ce n’est pas la première fois qu’un gamin me provoque. Je marche dans la rue, j’entends crier : « Sortez votre piccolo, monsieur ! » et, quand je me retourne, je tombe toujours sur un gamin à l’air bête comme toi. Mais il ne sera pas dit que je suis un homme déloyal, gamin, alors, si tu veux bien t’excuser, tu partiras d’ici sur autant de jambes qu’à ton arrivée…
— Vous avez peur. » Malicia sortit de la foule.
Le joueur de flûte lui fit un sourire. « Ah ouais ?
— Oui, parce que tout le monde sait ce qui arrive dans ces cas-là. Je vais poser une question à ce gamin à l’air bête que je vois pour la première fois : Es-tu un orphelin ?
— Oui, répondit Keith.
— Tu ne sais rien du tout de tes origines ?
— Non.
— Aha ! dit Malicia. La preuve est faite ! On sait tous ce qui arrive quand un orphelin mystérieux apparaît et lance un défi à quelqu’un de grand et de puissant, pas vrai ? C’est comme le troisième et dernier fils d’un roi. Il ne peut pas faire autrement que gagner ! »
Elle jeta un regard de triomphe aux badauds. Mais les badauds paraissaient indécis. Ils n’avaient pas lu autant d’histoires que Malicia et s’attachaient davantage aux enseignements de la vie réelle, à savoir : quand un inconscient petit et vertueux s’en prend à un adversaire grand et méchant, il ne tarde pas à manger des pissenlits par la racine.
Pourtant une voix à l’arrière cria « Donnez sa chance au gamin à l’air bête ! Il sera moins cher, toujours bien ! » et une autre lança « Oui, c’est vrai », puis encore une : « Je suis d’accord avec les deux autres ! » Mais absolument personne ne parut remarquer que toutes ces voix venaient du niveau du sol ni qu’elles accompagnaient la progression autour de l’attroupement d’un chat miteux auquel manquaient la moitié de ses poils. On entendit à la place un murmure général, pas vraiment des mots, rien susceptible d’attirer des ennuis si le joueur de flûte décidait de prendre la mouche, mais un marmonnement signifiant, dans une certaine mesure, sans vouloir porter ombrage, en respectant le point de vue de chacun, à tout prendre et toutes choses étant égales par ailleurs, qu’on aimerait bien voir donner sa chance au gamin, si vous n’y voyez pas d’objection et sans vouloir vous offenser.
Le joueur de flûte haussa les épaules. « Très bien, dit-il. Ça fera un sujet de conversation. Et quand j’aurai gagné, on me donnera quoi ? »
Le maire toussa. « Est-ce que la main d’une fille en mariage c’est la coutume dans ces cas-là ? Elle a de très bonnes dents et ferait une bo… une épouse pour quiconque dispose d’une grande surface de mur dégagée…
— Père ! s’indigna Malicia.
— Plus tard, plus tard, bien sûr, dit le maire. Il est désagréable mais il est riche.
— Non, je prendrai seulement ce qu’on me doit, répliqua le joueur de flûte. D’une façon ou d’une autre.
— Et je vous dis qu’on n’en a pas les moyens !
— Et moi je vous dis d’une façon ou d’une autre. Et toi, gamin ?
— Votre flûte à rats, répondit Keith.
— Non. Elle est magique, gamin.
— Pourquoi vous avez peur de la parier, alors ? »
L’homme étrécit les yeux. « Bon, d’accord, dit-il.
— Et le village devra me laisser résoudre son problème de rats, dit Keith.
— Et combien tu vas nous prendre, toi ? demanda le maire.
— Trente pièces d’or ! Trente pièces d’or. Vas-y, dis-le ! cria une voix à l’arrière de la foule.
— Non, je ne vous coûterai rien, dit Keith.
— Imbécile ! » brailla la voix dans la foule. Les badauds regardèrent autour d’eux, intrigués.
« Rien du tout ? s’étonna le maire.
— Non, rien.
— Euh… la proposition de la main de la fille tient toujours si tu…
— Père !
— Non, ça n’arrive que dans les histoires, dit Keith. Et je ramènerai aussi une grande partie des vivres que les rats ont volés.
— Ils les ont mangés ! fit le maire. Comment tu vas t’y prendre ? Tu vas leur enfoncer les doigts dans le gosier ?
— J’ai dit que j’allais résoudre votre problème de rats, répéta Keith. D’accord, monsieur le maire ?
— Ma foi, si tu ne prends rien…
— Mais, d’abord, il va falloir que j’emprunte une flûte, poursuivit Keith.
— Tu n’en as pas ? demanda le maire.
— Elle est cassée. »
Le caporal Kautabak donna un coup de coude au maire. « J’ai un trombone du temps où j’étais à l’armée, dit-il. Je peux aller le chercher en un rien de temps. »
Le joueur de flûte éclata de rire.
« Ça ne compte pas ? demanda le maire alors que le caporal Kautabak filait à toute vitesse.
— Quoi ? Un trombone pour charmer les rats ? Non, non, laissez-le essayer. On ne peut pas en vouloir à un gamin d’essayer. Tu te défends au trombone, dis ?
— Je ne sais pas, répondit Keith.
— Comment ça, tu ne sais pas ?
— Je veux dire que je n’en ai jamais joué. Je serais beaucoup plus à l’aise avec une flûte, une trompette, un piccolo ou une cornemuse de Lancre, mais j’ai déjà vu jouer du trombone et ça n’a pas l’air très difficile. C’est seulement une trompette en plus grand, en fait.
— Hah ! » lâcha le joueur de flûte.
L’agent du guet revint au pas de course en astiquant un trombone cabossé sur sa manche, ce qui ne fit que l’encrasser davantage. Keith s’en saisit, essuya l’embouchure, le porta à ses lèvres, appuya plusieurs fois sur les pistons puis souffla une seule et longue note.
« Ç’a l’air de marcher, dit-il. Je pense pouvoir apprendre au fur et à mesure. » Il lança un sourire bref au joueur de flûte. « Vous voulez commencer ?
— Tu ne charmeras pas un seul rat avec ton engin déglingué, petit, mais je suis ravi d’être là pour assister à ça. »
Keith lui lança un autre sourire, prit son inspiration et se mit à jouer.
On reconnaissait une mélodie. L’instrument couinait et ahanait parce que le caporal Kautabak s’en était parfois servi en guise de marteau, mais il en sortait un air plutôt rapide, presque enjoué. Qui donnait envie de taper du pied.
Quelqu’un tapait d’ailleurs du pied.
Sardines surgit d’une fissure dans un mur voisin en comptant tout bas « un, deux et un-deux-trois-quatre ». Les badauds le regardèrent danser énergiquement sur les pavés puis disparaître plus loin dans une canalisation. Ils se mirent à applaudir.
Le joueur de flûte se tourna vers Keith. « Celui-là portait un chapeau, non ? dit-il.
— Je n’ai pas remarqué, répondit Keith. A vous. »
L’homme sortit un court tronçon de flûte de l’intérieur de sa veste et un autre de sa poche qu’il inséra dans le premier. Suivit un clic d’une sécheresse toute militaire.
Sans quitter Keith des yeux, sans se départir de son sourire, le joueur de flûte tira une embouchure de sa poche de poitrine et la vissa à l’instrument dans un ultime clic.
Il porta la flûte à sa bouche et joua.
De son poste de veille sur un toit, Grosses-Remises lança un cri dans un tuyau en dessous : « Maintenant ! » Puis elle s’enfonça deux bourres d’ouate dans les oreilles.
En bas du tuyau, Saumure cria dans une canalisation : « Maintenant ! » puis saisit à son tour ses bouchons d’oreille.
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