… ’tenant, ’tenant, ’tenant , renvoya l’écho dans les canalisations…
… « Maintenant ! » brailla Noir-mat dans la salle des cages. Il fourra de la paille dans le tuyau. « Tout le monde se bouche les oreilles ! »
Ils avaient fait de leur mieux avec les cages de rats. Malicia avait apporté des couvertures, et les rats avaient passé une heure fébrile à colmater les trous avec de la boue. Ils avaient aussi fait de leur mieux pour nourrir correctement les prisonniers ; il s’agissait peut-être de quiquis , mais ça serrait le cœur de les voir se faire aussi petits qu’ils pouvaient.
Noir-mat se tourna vers Nutritionnelle. « Tu t’es bouché les oreilles ? demanda-t-il.
— Pardon ?
— Bien ! » Il prit deux boules d’ouate. « La raconteuse de bêtises a intérêt de ne pas se tromper sur ces trucs-là. À mon avis, la plupart d’entre nous manquent de forces pour fuir. »
Le joueur de flûte souffla encore puis regarda fixement son instrument.
« Rien qu’un rat, dit Keith. Celui que vous voulez. » L’homme lui lança un regard noir et souffla encore. « Je n’entends rien, dit le maire.
— Les humains, non, marmonna le joueur de flûte.
— Elle est peut-être cassée », fit obligeamment Keith. L’homme essaya encore. Keith sentit ses poils se dresser sur sa nuque.
Un rat apparut. Il se déplaça lentement sur les pavés en rebondissant d’un bord à l’autre, finit par buter contre les pieds du joueur de flûte où il bascula et se mit à vrombir. Les bouches des badauds s’ouvrirent. C’était un clic-clic.
Le joueur de flûte le poussa du bout du pied. Le rat mécanique roula plusieurs fois sur lui-même puis, après des mois de maltraitance dans les pièges, son ressort céda. Il lâcha un poiyonngggg et projeta une giboulée de rouages. Les badauds éclatèrent de rire.
« Hmm », fit le joueur de flûte. Le regard qu’il jeta cette fois à Keith reflétait à contrecœur une certaine admiration. « D’accord, gamin, reprit-il. On pourrait avoir une petite conversation, non ? Entre joueurs de flûte ? Là-bas, près de la fontaine ?
— À condition qu’on nous voie, dit Keith.
— Tu n’as pas confiance en moi, petit ?
— Bien sûr que non. »
L’homme eut un grand sourire. « Bien. Tu as l’étoffe d’un joueur de flûte, je vois ça. »
Il alla s’asseoir près de la fontaine, ses jambes bottées tendues devant lui, et présenta la flûte. Elle était en bronze, ornée d’un motif en relief de rats en cuivre, et elle brillait au soleil. « Tiens, dit l’homme. Prends-la. C’est un bon modèle. J’en ai des tas d’autres. Vas-y, prends-la. J’aimerais t’entendre en jouer. »
Keith la regarda d’un air hésitant.
« C’est de la supercherie, petit, reprit le joueur de flûte alors que l’instrument luisait comme un rayon de soleil. Tu vois la petite tirette ici ? Quand tu la baisses, la flûte joue une note spéciale que les humains n’entendent pas. Les rats, oui. Ça les met dans tous leurs états. Ils sortent à toute vitesse de terre et tu les conduis dans la rivière comme un chien de berger.
— C’est tout ? fit Keith.
— Tu t’attendais à autre chose ?
— Ben, oui. On raconte que vous changez les gens en blaireaux, que vous conduisez les enfants dans des cavernes magiques et…»
L’homme se pencha en prenant une mine de conspirateur. « La publicité, ça paye toujours, mon gars. Ces petits villages se font parfois un peu prier pour débourser leur argent. Parce que, le truc de changer les gens en blaireaux et tout le reste, c’est que ça n’arrive jamais dans le coin où on habite. La plupart des gens du coin où on habite ne s’éloignent jamais de plus de vingt kilomètres dans leur vie.
Ils sont prêts à croire que n’importe quoi peut arriver au-delà. Une fois que la rumeur est lancée, elle travaille pour toi. La moitié des exploits qu’on m’attribue, je n’y ai même pas pensé moi-même.
— Dites-moi, demanda Keith, avez-vous déjà rencontré un certain Maurice ?
— Maurice ? Maurice ? Je ne crois pas.
— Étonnant. » Keith prit la flûte et posa sur l’homme un long regard appuyé. « Et maintenant, joueur de flûte, dit-il, je crois que vous allez conduire les rats hors du village. Vous n’aurez jamais rien fait de plus impressionnant.
— Hé ? Quoi ? Tu as gagné, petit.
— C’est vous qui allez emmener les rats parce qu’il doit en être ainsi, répondit Keith en astiquant la flûte sur sa manche. Pourquoi est-ce que vous prenez aussi cher ?
— Parce que je leur offre du spectacle. Les habits de fête, le personnage de dur à cuire… Le tarif élevé participe à tout ça. Il faut leur donner de la magie, petit. Laisse-les croire que tu es un chasseur de rats fantaisiste, et tu pourras t’estimer heureux si tu as droit à un repas de fromage et une poignée de main cordiale.
— On va le faire ensemble et les rats vont nous suivre. Jusque dans la rivière, vous allez voir. Ne vous embêtez pas à jouer la note inaudible. Ce sera encore mieux. Vous allez vivre… vivre une grande… histoire. Et vous toucherez votre argent. Trois cents piastres, non ? Mais vous ne prendrez que la moitié parce que je vous donne un coup de main.
— A quoi tu joues, petit ? Je te l’ai dit, tu as gagné.
— Tout le monde gagne. Faites-moi confiance. Ils vous ont fait venir. Ils doivent payer le joueur de flûte. Et puis… (Keith sourit) je ne veux pas permettre aux gens de se figurer qu’il ne faut pas payer les joueurs de flûte, pas vrai ?
— Et moi qui te prenais pour un gamin à l’air bête. Quelle espèce de marché est-ce que tu as passé avec les rats ?
— Vous ne le croiriez pas, joueur de flûte. Vous ne le croiriez pas. »
Saumure fila dans les tunnels, gratta à travers la boue et la paille qui avaient servi à obturer le dernier et bondit dans la salle des cages. Les rats du clan se débouchèrent les oreilles en le voyant.
« Il va le faire ? demanda Noir-mat.
— Ouichef ! Tout de suite ! »
Noir-mat leva les yeux vers les cages. Les quiquis étaient moins agités maintenant que le roi des rats était mort et qu’on les avait nourris. Mais, d’après l’odeur, il leur tardait de vider les lieux. Et des rats pris de panique suivent toujours d’autres rats…
« D’accord, dit-il. Préparez-vous, les coureurs ! Ouvrez les cages ! Assurez-vous qu’ils vous suivent. Allez ! Allez ! Allez ! »
Et ce fut presque la fin de l’histoire.
Les villageois hurlèrent lorsque les rats jaillirent de chaque trou et de chaque tuyau. Ils applaudirent quand les deux joueurs de flûte sortirent en dansant du bourg et que les rats cavalèrent derrière eux. Ils sifflèrent lorsque les rats plongèrent du pont dans la rivière.
Aucun ne remarqua que certains rongeurs restaient sur le pont et criaient des conseils aux autres : « Souvenez-vous, de grands mouvements réguliers ! », « Il y a une belle plage un peu plus loin en aval ! » et « Tombez les pieds en premier, vous vous ferez moins mal ! »
Même s’ils l’avaient remarqué, ils n’en auraient sans doute rien dit. Pareils détails détonnent dans un récit.
Puis le joueur de flûte s’éloigna en dansant par-dessus les collines pour ne plus jamais revenir.
Tout le monde applaudit. On avait eu un beau spectacle, s’accordait-on à dire, même s’il avait coûté un peu cher. C’était vraiment un événement à raconter aux enfants.
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