Noir-mat pendouillait juste au-dessus du grand piège d’acier qui barrait entièrement le tunnel.
Il couina le signal d’arrêt. Le bâton vibra légèrement sous son poids. « Je suis juste au-dessus du fromage, dit-il. À l’odeur, c’est du bleu de Lancre, goût relevé. Pas touché.
Date pas d’hier non plus. Avancez-moi de deux pattes [3] Mesure des rats. Environ deux centimètres et demi.
. »
Le bâton oscilla tandis qu’on le poussait en avant.
« Doucement, chef », fit un des plus jeunes rats qui emplissaient le tunnel derrière l’équipe de dépiégeage.
Noir-mat grogna et baissa les yeux sur les dents au ras de son museau. Il tira un tout petit bout de bois d’une de ses ceintures ; on avait collé à une extrémité un minuscule fragment de miroir.
« Vous autres, déplacez un peu la bougie par ici, ordonna-t-il. Voilà. C’est ça. Voyons voir maintenant…» Il avança le miroir de l’autre côté des dents et le fit doucement pivoter. « Ah, bien ce que je pensais… c’est un Petit Claquedent Babil Jeanson, pas de doute. Un ancien modèle 3, mais avec le cran de sûreté en plus. Date pas d’hier, ça. D’accord. On connaît ces engins-là, pas vrai ? Du fromage pour le goûter, les gars ! »
Des rires nerveux fusèrent parmi les rats qui regardaient, mais une voix lança : « Oh, ils ne sont pas compliqués…
— Qui a dit ça ? » demanda sèchement Noir-mat.
Le silence lui répondit. Noir-mat tendit le cou en arrière. Les jeunes rats s’étaient prudemment écartés pour n’en laisser qu’un qui se sentait très, très seul.
« Ah, Nutritionnelle, dit Noir-mat en revenant au mécanisme de déclenchement du piège. Pas compliqués, hein ? Ravi de l’entendre. Tu peux nous montrer comment c’est fait, alors.
— Euh, quand je dis « pas compliqués »… commença Nutritionnelle, je veux dire, Saumure m’a fait voir sur le piège d’entraînement, et il a dit…
— Pas de modestie, la coupa Noir-mat dont l’œil étincela. Tout est prêt. Je vais me contenter d’observer, d’accord ? Tu peux passer le harnais et t’en charger, ça te va ?
— … Mais, mais, mais je ne voyais pas bien quand il nous a montré, maintenant que j’y pense, et… et… et…
— Je vais te dire : moi, je m’occupe du piège, d’accord ? »
Nutritionnelle parut grandement soulagée.
« Et toi, tu vas me dire exactement ce qu’il faut faire.
— Euh…» Nutritionnelle avait à présent tout du rat prêt à réintégrer dans les plus brefs délais la brigade de pissage.
« Parfait. » Noir-mat éloigna doucement son miroir et sortit une longueur de métal de son baudrier. Il tâta prudemment le piège. Nutritionnelle frissonna en entendant le bruit du métal contre le métal. « Bon, où j’en étais… ? Ah oui, j’ai ici une barre, un petit ressort et un cliquet. Qu’est-ce que je fais maintenant, mademoiselle Nutritionnelle ?
— Euh… euh… euh…
— Ça grince par ici, mademoiselle Nutritionnelle, reprit Noir-mat depuis les profondeurs du piège.
— Euh… euh… vous coincez le bidule…
— Lequel c’est, le bidule, mademoiselle Nutritionnelle ? Prenez votre temps, hou-là, ce bout de métal a la tremblote mais je ne voudrais pas vous bousculer…
— Vous coincez le… euh… le bidule… euh… le bidule… euh…» Les yeux de Nutritionnelle roulaient follement dans leurs orbites.
« C’est peut-être ce gros CLAC argh argh argh…»
Nutritionnelle s’évanouit.
Noir-mat se dégagea du baudrier et se laissa tomber sur le piège. « Tout est arrangé, dit-il. Je l’ai solidement attaché, il ne se déclenchera plus maintenant. Vous pouvez le dégager du chemin, les gars. » Il revint vers l’équipe et lâcha un bout de fromage moisi sur le ventre frissonnant de Nutritionnelle. « Dans la branche des pièges, c’est très important d’être précis, voyez-vous. On est précis ou on est mort. La deuxième souris ramasse le fromage. » Noir-mat renifla. « Eh bien, un humain qui viendrait ici n’aurait aucun mal à deviner qu’il y a maintenant des rats dans le coin…»
Les autres jeunes recrues laissèrent échapper les gloussements nerveux de ceux qui ont vu un compagnon s’attirer les foudres du professeur et se réjouissent de ne pas être à sa place.
Noir-mat déroula un bout de papier. C’était un rat d’action, et l’idée qu’on puisse réduire le monde à de petits signes l’inquiétait un peu. Mais il se rendait compte combien c’était utile. Quand il dessinait le plan d’un tunnel, le papier s’en souvenait. Il ne se laissait pas troubler par de nouvelles odeurs. Les autres rats, s’ils savaient lire, pourraient voir dans la tête de l’auteur des notes ce que lui-même avait vu.
Il avait inventé les cartes. C’était un dessin du monde.
« Étonnant, cette nouvelle technologie, dit-il. Donc… il y a du poison indiqué ici, deux tunnels en arrière. Tu l’as vu, Saumure ?
— On l’a enterré et on a pissé dessus, répondit Saumure, son adjoint. C’était du gris numéro 2.
— Bravo. Pas bon de manger ça.
— Il y avait des cadavres de quiquis tout autour.
— M’étonne pas. Aucun antidote contre ce truc-là.
— On a aussi trouvé du numéro 1 et du numéro 3. En grande quantité.
— On survit au poison numéro 1 si on a du bon sens, dit Noir-mat. N’oubliez pas ça, vous tous. Et si jamais vous avalez du numéro 3, on a de quoi vous tirer d’affaire. Enfin, vous finirez par en réchapper, mais pendant un jour ou deux vous regretterez de n’être pas morts…
— Il y a du poison en pagaïe, Noir-mat, reprit Saumure avec nervosité. Je n’en ai encore jamais vu autant. Des os de rats dans tous les coins.
— Alors je vous donne un tuyau important en matière de sécurité, dit Noir-mat en s’engageant dans un nouveau tunnel. Ne mangez pas de cadavre de rat si vous ne savez pas de quoi il est mort. Sinon vous en mourrez aussi.
— D’après Pistou, on ne devrait pas manger de rats du tout.
— Ouais, ben, peut-être, mais dans les tunnels il faut rester pratique. Ne jamais gâcher ce qui se mange. Et qu’on me ranime Nutritionnelle !
— Du poison en pagaïe, insista Saumure tandis que l’équipe se mettait en marche. Ils doivent vraiment détester les rats dans le pays. »
Noir-mat ne répondit pas. Il voyait que les rats se laissaient déjà gagner par la nervosité. Des relents de peur flottaient dans les conduits des rats. Ils n’avaient encore jamais vu autant de poison. Noir-mat n’avait pas pour habitude de céder à l’inquiétude et il détestait la sentir monter en lui, tout au fond de ses tripes…
Un petit rat, hors d’haleine, arriva à toute allure dans le tunnel et s’accroupit devant lui.
« Rognon, chef, 3 ede pisseurs lourds, lâcha-t-il d’un trait. On a trouvé un piège, chef ! Pas un modèle habituel ! Fraîches a buté en plein dedans ! Venez, s’il vous plaît ! »
Il y avait beaucoup de paille dans le fenil au-dessus des écuries, et la chaleur des chevaux montant du rez-de-chaussée en faisait un nid douillet.
Keith, couché sur le dos, fixait le plafond et fredonnait tout bas. Maurice observait son déjeuner qui tortillait convulsivement du museau.
Dans les instants qui précédaient le bond, Maurice avait tout de la machine à tuer aérodynamique. Ça se gâtait juste avant qu’il saute. Son derrière s’élevait, s’agitait de plus en plus vite de gauche à droite, sa queue fouettait l’espace comme un serpent, puis il plongeait en avant, les griffes au clair…
« Couiii !
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