Et, pour Sardines, ça équivaudrait à des applaudissements. Pour lui, la vie, c’était une représentation. Les autres rats se contentaient de courir partout en couinant et en mettant le bazar, et c’était largement suffisant pour convaincre les humains qu’ils subissaient une invasion. Mais lui, oh non, il fallait toujours qu’il en rajoute. Sardines, son numéro yowoorll de claquettes et de chansons !
«… et les rats nous prennent tout, disait Malicia. Ce qu’ils ne prennent pas, ils l’abîment. Terrible ! Le conseil a enterré des vivres venant des autres villages, mais personne n’a grand-chose à offrir. On est obligés d’acheter du blé et autres aux marchands qui remontent la rivière en bateau. C’est pour ça que le pain est si cher.
— Cher, hein ? fit Maurice.
— On a essayé les pièges, les chiens, les chats, le poison, et les rats continuent quand même de sévir. Ils ont aussi appris à se méfier. On n’en retrouve presque plus dans nos pièges. Huh ! Tout ce que j’ai jamais touché, c’est cinquante sous pour une queue. A quoi bon que les chasseurs de rats nous offrent cinquante sous si les rats sont si rusés ? Les chasseurs sont obligés d’employer toutes sortes d’astuces pour les attraper, qu’ils disent. » Derrière elle, Sardines inspecta les lieux d’un œil prudent puis fit signe aux rats toujours dans le plafond de remonter la corde.
« Tu ne crois pas que ce serait le moment que tu fiches le camp ? lança Maurice.
— Pourquoi tu fais des grimaces ? demanda Malicia en le regardant fixement.
— Oh… ben, tu connais l’espèce de chat qui sourit tout le temps ? Tu en as entendu parler ? Ben, moi je suis de ceux qui font tout le temps des grimaces, tu vois, répondit Maurice dans une tentative désespérée. Et des fois je pousse des cris et je dis des trucs fiche le camp fiche le camp , tu vois, je recommence. C’est une calamité. J’ai sûrement besoin d’assistance psychologique oh non fais pas ça c’est pas le moment de faire ça , hou-là, c’est reparti…»
Sardines avait sorti son chapeau de paille de son sac à dos. Il tenait une petite canne.
C’était un bon numéro, même Maurice devait le reconnaître. Certains villages cherchaient par voie d’annonce un joueur de flûte dès qu’il le présentait. La population supportait les rats dans la crème, les rats dans le toit, les rats dans la théière, mais les claquettes, c’était trop. Quand on voit les rats faire des claquettes, on s’estime dans un drôle de pétrin. Si seulement les rats savaient en plus jouer de l’accordéon, se disait Maurice, on pourrait s’attaquer à deux villages par jour.
Il avait regardé trop longtemps Sardines. Malicia se retourna et ouvrit la bouche d’horreur et de saisissement au spectacle du rat qui entamait son numéro. Le chat vit sa main se tendre vers une casserole sur la table. Elle la lança avec une grande précision.
Mais Sardines était un as en esquive de casserole. Les rats avaient l’habitude qu’on leur balance des projectiles. Il courait déjà quand la casserole était à mi-course, puis il bondit sur la chaise, sauta par terre, esquiva derrière le buffet, et on entendit un… claquement métallique, sec, définitif…
« Hah, dit Malicia alors que Maurice et Keith regardaient fixement le buffet. Un rat de moins, en tout cas. Je ne peux vraiment pas les voir…
— Sardines, fit Keith.
— Non, c’était bel et bien un rat. Les sardines envahissent rarement les cuisines. Tu penses sans doute à l’invasion de homards à…
— Il s’appelait Sardines parce qu’il avait lu le mot sur une vieille boîte de conserve rouillée et trouvait que ça sonnait bien », expliqua Maurice. Il se demanda s’il allait oser jeter un coup d’œil derrière le buffet.
« C’était un bon rat, ajouta Keith. Il fauchait des bouquins pour moi quand ils m’apprenaient à lire.
— Excusez-moi, vous êtes dingues ? fit Malicia. C’était un rat. Le seul bon rat, c’est un rat mort !
— Salut ? » lança une petite voix. Elle venait de derrière le buffet.
« Il ne peut pas avoir survécu. C’est un piège énorme ! dit Malicia. Avec des dents !
— Y a quelqu’un ? C’est que la canne commence à plier…»
Le buffet était massif, le bois si vieux qu’il avait noirci avec le temps et qu’il était devenu aussi dense et lourd que de la pierre.
« Ce n’est pas un rat qui parle, tout de même ? s’inquiéta Malicia. Je vous en prie, dites-moi que les rats ne parlent pas !
— À vrai dire, elle plie pas mal à présent », reprit la voix vaguement étouffée.
Maurice fouilla des yeux l’espace derrière le buffet. « Je le vois. Il a coincé la canne entre les mâchoires au moment où elles se refermaient ! Salut, Sardines, comment va ?
— Bien, patron, répondit Sardines dans la pénombre. Sans ce piège, je dirais que tout est parfait. Est-ce que j’ai signalé que la canne plie ?
— Oui, tu l’as fait.
— Elle s’est pliée un peu plus depuis, patron. »
Keith empoigna un bout du buffet et grogna en essayant de le déplacer. « C’est un vrai rocher ! constata-t-il.
— Il est plein de vaisselle, fît une Malicia maintenant abasourdie. Mais les rats ne parlent pas, dites ?
— Écarte-toi ! » s’écria Keith. Il saisit à deux mains le bord arrière du meuble, prit appui d’un pied sur le mur et tira de toutes ses forces.
Lentement, comme un gros arbre de la forêt, le buffet bascula en avant. La vaisselle se mit à en dégringoler à mesure qu’il penchait, chaque assiette glissant sur sa voisine du dessous comme la donne magnifique mais chaotique d’un jeu de cartes hors de prix. Quelques-unes réussirent néanmoins à survivre à la chute, de même que certaines tasses et soucoupes lorsque le buffet s’ouvrit, rehaussant l’effet comique, mais leur destin n’en fut pas changé car le meuble lourd et massif leur tomba dessus en grondant.
Une unique assiette miraculeusement intacte roula devant Keith en toupillant sur elle-même, de plus en plus proche du sol à chaque tour, accompagnée du groiyuoiyoiyooooinnnnggg qu’on entend toujours dans ces pénibles circonstances.
Keith baissa la main vers le piège et saisit Sardines. Au moment où il remontait le rat, la canne se rompit et le piège se referma dans un claquement. Un bout de la canne s’envola en pirouettant.
« Tu vas bien ? demanda le gamin.
— Ben, patron, c’est une bonne chose que les rats ne portent pas de sous-vêtements, voilà ce que je peux dire… Merci, patron. » Sardines était assez grassouillet pour un rat mais, quand ses pieds dansaient, il flottait à ras de terre comme un ballon.
On entendit battre une semelle.
Malicia, les bras croisés, la mine courroucée, regarda Sardines puis Maurice, puis Keith et son air bête, et enfin les débris par terre.
« Euh… pardon pour le bazar, dit Keith. Mais il était…»
Elle chassa ses excuses de la main. « D’accord, fit-elle comme si elle avait mûrement réfléchi. Voilà ce qu’il en est, d’après moi. Le rat est un rat magique. Je parie qu’il n’est pas le seul. Il lui, ou il leur, est arrivé quelque chose, et maintenant ils sont devenus très intelligents, malgré les claquettes. Et… ils sont copains avec le chat. Donc… pourquoi est-ce que des rats et un chat seraient copains ? Ce qui fait… Il y a une espèce de pacte, c’est ça ? Je sais ! Ne me dis rien, ne me dis rien…
— Huh ? lâcha Keith.
— Je ne crois pas qu’on ait besoin de rien te dire, fit Maurice.
— … ç’a un rapport avec les invasions de rats, hein ? Tous ces villages dont on a entendu parler… ben, vous en avez aussi entendu parler, et alors vous vous êtes associés avec Machin, là…
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