Pistou avait répondu : On coopère ou on meurt.
Ce qui était devenu la deuxième pensée. « Coopère » n’était pas un mot facile, mais il arrivait même aux quiquis d’aider un aveugle ou un camarade blessé à marcher, et il s’agissait certainement alors de coopération. Le trait épais, là où elle avait appuyé fermement, devait signifier « non ». Le dessin du piège pouvait signifier « mourir », « mauvais » ou « éviter ».
La dernière pensée sur le papier se lisait : Ne pas pisser là où tu manges. Celle-là était assez simple.
Elle serra le morceau de mine à deux pattes et dessina méticuleusement : Un rat ne doit pas tuer son prochain.
Elle se rassit. Oui… pas mal… « Piège » était un bon symbole pour la mort, et elle avait ajouté le cadavre du rat pour faire plus sérieux.
« Mais en admettant qu’on soit obligé ? demanda-t-elle sans quitter les dessins des yeux.
— Alors on est obligé, répondit Pistou. Mais on ne devrait pas. »
Pêche secoua tristement la tête. Elle soutenait Pistou parce qu’il avait… ben, quelque chose en lui. Il n’était ni gros ni rapide, il était presque aveugle, plutôt faible, et il oubliait parfois de manger parce qu’il lui venait des idées que personne – du moins personne chez les rats – n’avait eues avant lui. La plupart exaspéraient Pur-Porc au-delà du possible, comme la fois où Pistou avait demandé « Qu’est-ce qu’un rat ? » et où Pur-Porc avait répondu : « Dents. Griffes. Queue. Courir. Se cacher. Manger. C’est ça, un rat. »
Pistou avait répliqué : « Mais maintenant on peut aussi se demander ce qu’est un rat. Ce qui signifie qu’on est davantage que ça.
— On est des rats, avait contesté Pur-Porc. On court partout, on couine, on vole et on engendre davantage de rats. C’est pour ça qu’on est faits !
— Faits par qui ? » avait riposté Pistou, ce qui avait déclenché une nouvelle dispute sur la théorie du Grand Rat au Fond de la Terre.
Mais même Pur-Porc suivait Pistou, ainsi que des rats comme Noir-mat et Langues-de-Chat, et ils écoutaient quand il parlait.
Pêches écoutait quand eux parlaient. « On nous a donné un nez », avait dit Noir-mat aux brigades. Qui donc le leur avait donné ? Mine de rien, les idées de Pistou faisaient leur chemin dans les têtes.
Il trouvait de nouvelles façons de penser. Il trouvait de nouveaux mots. Il trouvait de nouvelles manières de comprendre ce qui leur arrivait. Gros rats, rats balafrés, tous écoutaient le petit rat parce que le Changement les avait entraînés dans des territoires obscurs et qu’il paraissait le seul à se faire une idée de leur destination.
Elle le laissa près de la bougie et partit à la recherche de Pur-Porc. Il se tenait assis contre un mur. Comme la plupart des vieux rats, il restait toujours près des murs et évitait les espaces dégagés et la lumière trop vive.
Il avait l’air de trembler.
« Vous allez bien ? » demanda-t-elle.
Les tremblements cessèrent. « Ça va, ça va, je n’ai rien ! cracha Pur-Porc. Juste quelques élancements, ça passera !
— J’ai tout de même remarqué que vous n’êtes parti avec aucune des équipes.
— Je vais bien ! brailla le vieux rat.
— On a encore quelques pommes de terre dans les baga…
— Je ne veux pas manger ! Je vais très bien ! »
… Ce qui voulait dire le contraire. Voilà pourquoi il ne voulait pas partager ses connaissances. Ses connaissances, c’était tout ce qui lui restait. Pêches n’ignorait pas ce que les rats faisaient d’habitude aux chefs trop vieux. Elle avait observé la tête de Pur-Porc quand Noir-mat – un Noir-mat plus jeune et plus fort – avait parlé à ses équipes, et elle savait que Pur-Porc y pensait aussi. Oh, il se tenait bien quand on le regardait, mais il se reposait plus souvent ces derniers temps, et il se tapissait discrètement dans les coins.
Les vieux rats, on les chassait, ils rôdaient ensuite tout seuls, puis leur cerveau se déréglait et ils devenaient bizarres. Il y aurait bientôt un nouveau chef.
Pêches aurait voulu lui faire comprendre une des pensées de Pistou, mais le vieux rat n’aimait pas trop parler aux femelles. Il avait été éduqué pour penser que les femelles n’étaient pas faites pour qu’on leur parle.
La pensée était :
Ce qui voulait dire : Nous sommes les Changés. Nous ne sommes pas comme les autres rats.
Le gamin, la fille et Maurice se trouvaient dans une grande cuisine. Le gamin savait que c’était une cuisine à cause de l’immense fourneau de fer noir sous le manteau de la cheminée, des casseroles accrochées aux murs et de la longue table balafrée. Ce qui manquait au tableau, c’était ce que contenait d’ordinaire une cuisine, à savoir des victuailles.
La fille s’approcha d’un coffre en métal dans un angle et se tripota le cou pour attraper une ficelle qui retenait en définitive une grosse clé. « On ne peut faire confiance à personne, dit-elle. Et les rats volent cent fois ce qu’ils mangent, les sales bêtes.
— Je ne crois pas, objecta le gamin. Dix fois tout au plus.
— Tu t’y connais en rats tout d’un coup ? dit la fille en déverrouillant le coffre en métal.
— Pas tout d’un coup, j’ai appris ça quand… Ouille ! Ça fait vraiment mal, ça !
— Pardon, dit Maurice. Je t’ai griffé malencontreusement, hein ? » Il s’efforça de faire une grimace qui disait « Ne fais pas le couillon, d’accord ? », ce qui n’est pas facile avec une tête de chat.
La fille lui jeta un regard méfiant avant de revenir au coffre en métal. « Il y a du lait qui n’a pas encore caillé et deux têtes de poisson, annonça-t-elle en fouillant l’intérieur des yeux.
— Moi, ça me paraît bien, dit Maurice.
— Et ton humain ?
— Lui ? Il va manger n’importe quels restes.
— Il y a du pain et de la saucisse, dit la fille en sortant une boîte de conserve du placard métallique. On se méfie tous des saucisses. Il reste aussi un tout petit bout de fromage, mais du type ancestral.
— Je ne crois pas qu’on devrait manger vos vivres si vous en manquez tellement, objecta le gamin. On a de l’argent.
— Oh, d’après mon père, ça donnerait une mauvaise image du village si on manquait aux lois de l’hospitalité. C’est lui le maire, vous savez.
— Il est le gouvernement ? » demanda le gamin.
La fille le regarda, les yeux écarquillés. « J’imagine, répondit-elle. C’est une façon marrante de voir la chose. C’est le conseil municipal qui promulgue les lois, à vrai dire. Lui se contente de faire marcher le village et de se disputer avec tout le monde. Et il répète qu’on ne devrait pas avoir plus de rations que les autres pour montrer qu’on est solidaires en ces temps difficiles. Ça n’était déjà pas drôle que des touristes s’arrêtent pour visiter nos bains chauds, mais les rats ont encore aggravé la situation. » Elle sortit deux soucoupes du grand buffet de la cuisine. « Mon père dit que, si on est raisonnables, il y aura assez pour tout le monde, reprit-elle. Ce que je trouve très louable. Je suis entièrement d’accord. Mais, à mon avis, une fois qu’on a fait preuve de solidarité, on devrait avoir droit à un peu de rabe. D’ailleurs, je crois qu’on a un peu moins que tout le monde. Tu te rends compte ? Enfin bref… Alors, comme ça, tu es vraiment un chat magique ? » conclut-elle en versant le lait dans une soucoupe. Le liquide suinta plutôt qu’il ne coula vraiment, mais Maurice était un chat des rues et pouvait boire du lait tellement avancé qu’il fallait lui courir après.
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