« Je t’ai eu ! dit-elle. Tu es tombé dans un piège tout bête ! Je crois que vous feriez bien de me suivre, vous deux, non ? Sinon je me mets à crier. Et on m’écoute quand je crie ! »
Loin sous les pattes de Maurice, les rats envahissaient en douce les niveaux inférieurs de Bad Igoince. Les villes anciennes sont ainsi. On construit autant vers le bas que vers le haut. Les caves s’aboutent contre d’autres caves, et quelques-unes tombent dans l’oubli – sauf pour des êtres qui tiennent à rester hors de vue.
Dans l’obscurité épaisse, chaude et humide, une voix lança : « D’accord, qui a les allumettes ?
— Moi, Pistou. Quatreportions.
— Bravo, petit. Et qui a la bougie ?
— Moi, chef [2] C’est difficile de traduire « chef » en rat. L’équivalent n’est pas un mot mais une espèce d’accroupissement bref indiquant qu’à cet instant le rat qui s’accroupit est prêt à accepter l’autre rat pour patron, mais qu’il ou elle ne doit pas en rajouter pour autant.
. Je suis Bouchée.
— Bien. Pose-la et Pêches va l’allumer. »
Suivirent des frottements de pattes en grand nombre dans le noir. Les rats ne s’étaient pas tous habitués à l’idée de faire du feu, et certains préféraient prendre leurs distances.
Un grattement, puis l’allumette s’embrasa. La tenant de ses deux pattes antérieures, Pêches alluma le bout de chandelle. La flamme enfla un instant puis se réduisit pour donner une lumière régulière.
« Tu la vois vraiment ? demanda Pur-Porc.
— Oui, chef, répondit Pistou. Je ne suis pas complètement aveugle. Je fais la différence entre la lumière et l’obscurité.
— Tu sais, fit Pur-Porc en observant la flamme d’un œil méfiant, je n’aime quand même pas ça du tout. Nos parents se contentaient du noir. Ça va finir mal. Et puis, mettre le feu à une bougie, c’est gâcher un excellent repas.
— On doit être capables de maîtriser le feu, chef, dit Pistou d’un ton calme. La flamme, c’est une déclaration qu’on fait à l’obscurité. On lui dit : on est à part. On lui dit : on n’est pas que des rats. On lui dit : on est le clan.
— Hrumph », fit Pur-Porc, sa réponse habituelle quand il ne comprenait pas certaines explications. Ces derniers temps, il hrumphait beaucoup.
« D’après ce que je sais, les jeunes rats disent que l’obscurité leur fait peur, intervint Pêches.
— Pourquoi donc ? s’étonna Pur-Porc. Ils n’ont pas peur du noir complet, si ? Le noir, c’est pour les rats ! Vivre dans le noir, c’est ça être rat !
— C’est curieux, dit Pêches, mais on ne sentait pas l’obscurité avant qu’on ait la lumière. »
Un jeune rat leva craintivement la patte. « Hum… et même quand la lumière est éteinte, on sait que l’obscurité est toujours là. »
Pistou se tourna vers le jeune rat. « Tu es… ? demanda-t-il.
— Délicieux, répondit le jeune rat.
— Eh bien, Délicieux, reprit Pistou d’un ton bienveillant, avoir peur de l’obscurité, ça fait partie de nos progrès sur la voie de l’intelligence, je crois. Ton cerveau fait la distinction entre toi et ce qu’il y a en dehors de toi. Alors maintenant tu n’as pas seulement peur de ce que tu vois, tu entends ou tu sens, mais aussi de ce que tu… comme qui dirait… vois dans ta tête. Apprendre à affronter l’obscurité extérieure nous aide à combattre l’obscurité intérieure. Et tu domines toutes les ténèbres. C’est un grand pas en avant. Bravo. »
Délicieux paraissait un brin fier, mais surtout nerveux.
« Moi, je ne vois pas à quoi ça nous avance, dit Pur-Porc. On s’en sortait très bien sur le tas d’ordures. Je n’avais jamais peur de rien.
— On était la proie des chats errants et des chiens affamés, chef, objecta Pistou.
— Oh, ben, parlons-en des chats, grogna Pur-Porc.
— Je crois qu’on peut faire confiance à Maurice, chef, dit Pistou. Peut-être pas quand il s’agit d’argent, je reconnais. Mais il fait très attention à ne pas manger ce qui parle, vous savez. Il vérifie à chaque fois.
— Ça, on peut faire confiance à un chat pour être un chat. Qu’il parle ou non !
— Oui, chef. Mais on est différents et lui aussi. Je crois qu’il a le fond honnête.
— Hum. Ça reste à voir, fit Pêches. Mais maintenant qu’on est là, on va s’organiser. »
Pur-Porc grogna. « Tu es qui pour donner l’ordre de s’organiser ? lança-t-il sèchement. Serais-tu le chef, jeune femelle qui refuse de rllk avec moi ? Non ! C’est moi, le chef. C’est à moi de dire qu’on va s’organiser !
— Oui, chef, fit Pêches en s’accroupissant très bas. Comment voulez-vous qu’on s’organise, chef ? »
Pur-Porc la fixa, les yeux écarquillés. Son regard balaya les rats qui attendaient avec leurs paquets et leurs ballots, puis fit le tour de l’ancienne cave avant de revenir sur Pêches toujours accroupie. « On… s’organise, c’est tout, marmonna-t-il. Qu’on ne m’embête pas avec les détails ! C’est moi le chef. » Puis il disparut d’un pas digne dans les ténèbres.
Après son départ, Pêches et Pistou examinèrent la cave peuplée d’ombres tremblotantes dues à la lueur de la bougie. Un filet d’eau dégoulinait le long d’un mur encroûté. Ici et là, des pierres s’étaient détachées, laissant des cavités engageantes. De la terre recouvrait le sol, et on n’y voyait aucune trace de pas humains.
« Une base idéale, dit Pistou. Elle sent bon le secret et la sécurité. Parfaite pour des rats.
— Exact, fit une voix. Et tu sais ce qui m’ennuie dans tout ça ? »
Le rat du nom de Noir-mat s’avança dans la lumière et remonta d’une secousse une de ses ceintures d’outils. Un grand nombre de rats présents firent soudain attention. On écoutait Pur-Porc parce qu’il était le chef, mais on écoutait Noir-mat parce qu’il disait souvent ce qu’il fallait absolument savoir quand on tenait à la vie.
Il était grand, maigre, coriace et passait le plus clair de son temps à démonter les pièges afin d’en comprendre le mécanisme.
« Qu’est-ce qui t’ennuie, Noir-mat ? demanda Pistou.
— Il n’y a pas de rats ici. En dehors de nous. Des tunnels de rats, oui. Mais on n’a pas vu de rats. Aucun. Dans un bourg pareil, ils devraient pulluler.
— Oh, ils ont sans doute peur de nous », dit Pêches.
Noir-mat tapota le côté de son museau balafré. « Peut-être, fit-il. Mais ça ne sent pas comme ça devrait. Penser, c’est une belle invention, mais on nous a donné un nez, et c’est payant de l’écouter. Redoublez de prudence ! » Il se tourna vers les autres rats et haussa la voix. « D’accord, vous tous ! Vous connaissez la marche à suivre ! cria-t-il. Devant moi en pelotons, exécution ! »
Il ne fallut pas longtemps aux rats pour former trois groupes. Ils s’étaient beaucoup entraînés.
« Bravo, dit Noir-mat tandis que les derniers prenaient leur place dans des frottements de pattes. Bien ! On est en zone difficile, les gars, alors prudence…»
Noir-mat était un rat qui sortait de l’ordinaire ; il portait en effet des objets sur lui.
Lorsque les rats avaient découvert les livres – et la seule idée de livre restait difficile à assimiler pour la plupart des plus âgés –, ils étaient tombés, dans la librairie qu’ils investissaient toutes les nuits, sur le livre.
Un livre stupéfiant.
Même avant que Pêches et Langues-de-Chat aient appris à lire les mots humains, les illustrations les avaient stupéfiés.
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